Vladimir LOSSKY est un très grand théologien orthodoxe de notre époque. Ma joie est ineffable de pouvoir vous partager ci-dessous quelques petits extraits de ses textes absolument splendides!
Bonne lecture!

Vladimir LOSSKY « A l’image et à la ressemblance de Dieu »
Chapitre XII. DOMINATION ET REGNE
(Etude eschatologique)
Parler des choses dernières ou traiter des problèmes eschatologiques, comme on dit
aujourd’hui, c’est vouloir s’engager sur un terrain où nous verrons constamment nos moyens
de recherche théologique défaillir devant la multitude d’aspects qu’il faudra saisir à la fois, de
plans mobiles s’entrecoupant que l’on ne saurait fixer, en les arrêtant par la pensée, sans les
avoir faussés. Rappelons que même les sciences qui ont pour objet la réalité matérielle, les
sciences dites exactes, se voient obligées aujourd’hui de recourir aux notions de
complémentarité et soutiennent parfois deux théories contraires, sans chercher à les concilier,
pour rendre raison à toute le complexité du phénomène physique tel que la lumière par
exemple. Combien plus ne serait-ce vrai d’une réalité dont il a été dit : « L’oeil n’a pas vu,
l’oreille n’a pas entendu et il ne vint jamais au cœur de l’homme – ce que le Seigneur a préparé
pour ceux qui L’aiment » (Is . 64, 3 ; I Cor. 2, 9). Pour éviter un double danger – celui d’être
trop explicite ou celui de faire une part trop grande au mystère « inexprimable », je me
permettrai d’aborder le thème proprement eschatologique seulement vers la fin de cette étude,
après avoir suivi une voie détournée qui devra nous montrer dans quel sens un théologien
chrétien peut parler de l’« accomplissement » de la domination de Dieu.
Il sera nécessaire, avant tout, d’examiner les termes dont nous nous servons ici, en
parlant de «domination » et de son « accomplissement » . La domination est une notion
relative qui implique, comme contre-partie, la soumission à quelque chose ou à quelqu’un qui
domine. Mais supposer une soumission veut dire nécessairement admettre une possibilité
d’insoumission et de révolte contre la domination que l’on exerce. On ne domine que sur ce
qui oppose ou peut opposer une résistance. Le Dieu d’Aristote ne domine pas sur son monde
éternel : il n’est que la première condition inconditionnée d’un fonctionnement nécessaire de la
machine de l’univers, d’où toute contingence est exclue. Le Stagirite aurait été bien étonné si
l’on avait voulu prêter à son Dieu – Premier Moteur immobile, à cette Pensée qui se pense- le
nom de Seigneur, Kyrios.
Or, le Dieu de la Bible est le Seigneur, Seigneur des armées célestes, de tout esprit et
de toute chair. Sa domination est « de génération en génération », elle s’exerce « en tout lieu ».
S’il est impossible de se soustraire à cette domination universelle (qui est d’autant plus absolue
que le Dieu des Juifs et des Chrétiens est le Créateur de toutes choses), on peut, cependant,
s’y opposer, et la voix de l’imprécation d’un homme, cherchant à atteindre Dieu pour disputer
avec Lui face à face, ne sera pas, comme dans la tragédie antique, le cri désespéré d’une
liberté qui retombe sur elle-même et reconnaît son caractère absurde et illusoire devant le
Destin également inexorable pour les dieux et pour les mortels.
Nous voyons en effet que Dieu justifie Job qui a disputé avec Lui, tandis que Sa
colère s’enflamme contre Eliphaz et ses amis qui ont défendu l’absolutisme irrésistible
et nécessaire de Sa domination : « Vous n’avez pas parlé de Moi aussi bien que mon
serviteur Job » (42, 7). C’est que la protestation de Job, son refus d’accepter une
domination qui exclut tout dialogue entre Dieu et l’homme, fut un témoignage négatif de
la vraie nature de cette domination. C’est une théologie qui vise plus haut que toutes les
théodicées maladroites, dont les discours des amis de Job sont le prototype. Si la
domination absolue de Dieu est attestée par plusieurs textes de l’Ancien Testament, le
Livre de Job nous oblige d’y voir autre chose que l’expression anthropomorphique d’un
déterminisme divin.
Il est vrai qu ‘extensivement la domination du Créateur embrasse tout ce qui existe et
même, selon saint Paul, s’étend au-delà de l’existence, comme une nécessité d’exister, dûe à la
parole créatrice, par laquelle tout est maintenu dans l’être, ne pouvant plus retourner au néant.
Cependant, cette domination, dans son aspect intensif, n’est jamais uniforme et invariable,
mais changeante et dynamique. C’est que le Dieu-Seigneur qui exerce Sa domination sur le
monde qu’Il a créé du non-être n’est pas une Nécessité sans visage. La contingence est
impliquée dans l’acte même de la création, car qu’est-ce que créer dans le sens absolu, créer
du néant, sinon produire de l’être nouveau, sans être contraint par une condition externe ou
une nécessité interne ? Dieu a voulu être Créateur et la contingence de ce vouloir confère à
son œuvre un aspect contingent qui ne saurait être réduit aux catégories d’une cosmologie
déterministe de l’éternel retour. Cet aspect qui exclut le nécessitarisme universel culmine dans
la création des personnes angéliques et humaines, douées de la liberté de se déterminer par
elles-mêmes, de cette autexousia dans laquelle les Pères de l’Eglise voyaient le caractère
primordial d’un être créé à l’image de Dieu. Le rapport théo-cosmique, celui de la domination
de Dieu sur l’ensemble de Sa création, suppose donc un moment d’une relation personnelle
entre le Seigneur du ciel et de la terre et les personnes créées du cosmos céleste et terrestre,
anges et hommes, dont la soumission libre à la volonté de Dieu sera une louange perpétuelle à
la toute-puissance du Créateur.
Si le Dieu des philosophes et des savants n’est qu’une Nécessité première qui
ordonne l’enchaînement des causes et des effets et corrige automatiquement toute
déviation fortuite qui s’y introduit, sans faire plus de cas de la liberté humaine que du
grincement d’un mécanisme, le Dieu de la Bible, dans Sa colère même, se révèle comme
celui qui a assumé le risque de créer un univers dont la perfection est constamment mise
en jeu par la liberté de ceux en qui elle doit atteindre son degré suprême. Ce risque
divin, inhérent à la décision de créer des êtres selon l’image et la ressemblance de Dieu,
est le sommet de la toute-puissance ou, plutôt, son dépassement dans une impuissance
volontairement assumée. Car « la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes » (I Cor .
1, 25) : elle surpasse infiniment tous les attributs de majesté et de domination que les
théologiens énumèrent dans leurs traités De Deo Uno. Cette catégorie du risque divin, propre
à un Dieu personnel, créant librement des êtres personnels doués de liberté, est étrangère à
toute conception abstraite de la domination divine, à toute théologie rationaliste qui croit
exalter la toute-puissance du Dieu vivant en Lui attribuant le perfections d’un Dieu mort qui
ne peut pas assumer de risque. Mais qui ne risque pas n’aime pas : le Dieu des manuels
théologiques ne peut aimer que Lui-même et c’est Sa propre perfection qu’Il aime encore dans
Ses créatures. Il n’aime personne : car l’amour personnel est un amour pour l’autre que soimême. Or, le Dieu jaloux de la Bible n’est pas « le cruel Dieu des Juifs », avide de Sa gloire,
mais un Dieu dont l’amour pour Ses élus est « fort comme la mort », dont la jalousie envers
tout ce qui éloigne de Lui Sa créature est « inflexible comme l’enfer » (Cant. 8, 6). La
domination doit être conçue dans les termes d’un amour personnel de Dieu qui exige de la
liberté de Ses créatures une conversion totale vers Lui, une union librement accomplie. Mais
une exigence aussi absolue, adressée à la liberté de celui qu’on aime, ne serait pas une
exigence d’amour parfait, si elle n’était pas le désir d’une plénitude absolue réalisée dans
l’aimé, voulue par lui, accomplie avec le concours de sa propre volonté.
S’il en est ainsi, la domination de Dieu sur le monde qu’Il a créé sera d’autant plus
grande qu’elle aura moins le caractère d’une domination, dans le sens que nous prêtons
habituellement à ce mot-celui d’une contrainte extérieure exercée sur la volonté d’autrui.
L’accomplissement final de la domination de Dieu équivaudra donc (à sa limite jamais
atteinte, mais infiniment approximative) à la suppression de toute domination dans l’union de
Celui qui domine avec ceux sur qui Il domine. « Dieu sera tout en toutes choses » ouinversement- « les êtres créés deviendront par la grâce ce que Dieu est par Sa nature », pour
citer la parole audacieuse de saint Maxime. Telle est la dialectique de la domination d’un Dieu
Trinité de Personnes, transcendant dans Sa nature inconnaissable, immanent dans Son amour.
Il a voulu créer un monde dont la perfection suprême ne pouvait être atteinte sans engager le
volonté du Créateur dans un risque d’amour allant jusqu’à la « folie de la Croix ». « Car Dieu a
tant aimé le monde qu’Il a donné Son Fils unique » (Jean 3, 16).
Puisque l’accomplissement de la domination de Dieu coïncide avec la déification
finale des êtres créés et que cette vocation ultime de la créature ne peut être réalisée
automatiquement, sans le concours libre des personnes angéliques et humaines, il faut que
chaque étape de la voie qui mène vers cette fin comporte un accord des deux volontés : celle
de Dieu et celle des êtres créés. Depuis la faute du Premier Adam, faute qui rendit l’homme
( et par lui l’ensemble du cosmos terrestre) incapable de progresser dans la voie de sa
vocation, jusqu’au moment où le Christ, « Dernier Adam » (eschatos Adam) « récapitula »
selon l’expression du saint Irénée, l’humanité déchue, – l’accord des deux volontés ne pouvait
être qu’extérieur. C’est la nature même des alliances successives de l’Ancien Testament : celle
de Noé, celle d’Abraham, celle de Moïse enfin, qui impose la Loi de la domination de Dieu au
peuple qu’Il s’est choisi pour réaliser l’oeuvre rédemptrice qui seul Il pouvait accomplir. La
loi qui convainquait l’homme du péché, en rendant le péché d’autant plus pernicieux, selon
saint Paul, manifestait l’asservissement de l’homme à une domination autre que celle de Dieu.
C’est une « troisième volonté », à laquelle le Premier Adam s’est soumis librement, séduit par
la promesse d’une fausse déification, en dehors de l’amour de Dieu. Avec cette volonté
perverse d’une puissance spirituelle ennemie de Dieu, la domination du péché et de la mort
s’est introduite dans le cosmos terrestre, par la faute de l’homme. La Loi de Moïse, donnée par
l’intermédiaire des anges (Gal. 3, 19), révélait à ceux qui l’ont reçue l’impuissance de l’homme
devant la « loi du péché, dans la reconnaissance de l’impossibilité d’être sauvé de la situation
présente autrement que par une intervention de Dieu Lui-même, – enfin, dans la foi en la
Promesse qui accompagne la Loi, Promesse sans laquelle la Loi ne pourrait être une
expression de l’économie divine, un « pédagogue vers le Christ » (Gal. 3, 24).
« Qu’est-ce que le Loi ? Elle a été imposée à cause des transgressions, jusqu’à ce que
vienne la Semence à laquelle se rapportait la Promesse édictée par les anges… » (Gal., 3, 19).
Il y a une correspondance étroite entre la domination de la Loi et celle du péché et de la mort,
entre la Loi révélée et la loi du péché qu’elle rend manifeste, entre l’ordre légal imposé par
l’intermédiaire des anges du Seigneur et le pouvoir exercé sur le monde terrestre, après la
chute d’Adam, par les anges de Satan. Que la Loi divine corresponde à la condition
catastrophique de la nature créée soumise à la loi du péché et de la mort, il n’y a aucune
difficulté pour le reconnaître. Mais il faut distinguer aussi dans cette condition misérable
imposée à la création terrestre par le péché de l’homme, dans cette loi même que saint Paul
appelle la « loi du péché et de la mort », le moment d’un ordre infaillible par lequel la
domination de Dieu s’exerce dans le désordre du monde déchu, en le préservant de la
destruction totale, en imposant des limites à la domination des puissances des ténèbres. Et il y
a plus : la domination même de l’Ange rebelle sur la créature déchue n’est pas étrangère à la
volonté de Dieu, car c ‘est elle qui confère à cette captivité un certain caractère légal. C’est
Dieu qui est l’unique Seigneur et les esprits révoltés contre Lui ne pourraient exercer leur
domination d’usurpateurs si, en dernier lieu, ils ne restaient soumis, contre leur gré, à Son
unique domination. Voulant contrecarrer la plan divin, l’esprit malin se trouve, en définitive,
obligé de la servir. Ici les analogies prophétiques sur la captivité d’Israël reçoivent tout leur
sens ; il ne s’agit pas seulement de Babylone et de tous les pouvoirs sataniques qui ont jamais
persécuté l’Eglise de Dieu au cours de son histoire, mais-sur un plan plus profond, métahistorique-il s’agit en premier lieu de Satan lui-même et du pouvoir qu’il a pu exercer sur
l’homme et le cosmos terrestre depuis le péché d’Adam.
Ici encore le livre de Job nous montre la vraie perspective du problème du mal, ou
plutôt, du rôle du Malin dans l’histoire de la lutte pour la sanctification universelle. Le pape
saint Grégoire le Grand, en commençant ce « prologue dans les cieux » que Goethe imitera
douze siècles plus tard dans son Faust, remarque qu’en voulant tenter le Juste, Satan le
Calomniateur doit s’adresser au Seigneur, pour qu’Il « étende Sa main ». Il est remarquable,
dit saint Grégoire, qu’il ne s’attribue pas à lui-même la force de frapper, lui qui ne manque
jamais d’afficher son orgueil contre l’Auteur de toutes choses. Le diable sait que par lui-même
il n’est capabe de rien, n’existant pas même par soi en tant qu’esprit »… Sciendum vero est,
quia Satanae voluntas semper iniqua est, sed nunquam potestas iniusta : quia a semetipso
voluntatem habet, sed a Domino potestatem. – « Il faut savoir que la volonté de Satan est
toujours mauvaise, mais que son pouvoir n’est jamais illégitime. Car sa volonté vient de lui,
mais son pouvoir vient de Dieu. Ce qu’il veut faire par méchanceté, Dieu, par justice, lui
permet de l’accomplir »… Et le saint pape conclut : « On ne doit pas craindre celui qui ne peut
rien sans permission. Seule doit être crainte cette Force qui, en permettant à l’ennemi de se
déchaîner, fait servir à l’exécution des justes jugements une injuste volonté » (Moralia, II ; 16-
17).
L’economie divine se sert de la volonté ennemie pour accomplir le plan du Créateur,
malgré tous les obstacles dressés par le libre arbitre angélique ou humain. S’il en est ainsi, le
plan divin, invariable quant à la fin qu’il poursuit ( la déification des êtres créés), doit
être conçu, dans son exécution, comme une stratégie à l’oeuvre, toujours mouvante,
infiniment riche en possibilités, comme une Sagesse de Dieu « multiforme »
(polypoikilos) en action.
Mais il n’en est pas ainsi pour les théologiens rationalistes. La théologie dévitalisée des
héritiers chrétiens des amis de Job nous a habitués à concevoir la plan divin sub specie
aeternitatis. Or cette pensée prête à la volonté éternelle de Dieu le seul caractère d’éternité
qu’elle connaît : celui des préordinations nécessaires et immuables, à l’image de l’éternité figée
et triste que l’on attribue habituellement aux vérités mathématiques. On fausse ainsi
l’anthropomorphisme biblique, riche d’enseignements, en lui substituant un autre, que j’oserais
appeler l’anthropomorphisme abstrait et pauvre de l ‘animal raisonnable qui fait de la
théologie. Pour ce genre de théologiens, les expressions de saint Grégoire le Grand (sans
parler, bien entendu, des termes scripturaires, toujours scandaleux) peuvent paraître trop
osées, et l’idée d’une domination de Dieu qui s’exerce sur la créature déchue par la
domination du prince de ce monde – blasphématoire. Afin de sauver l’honneur du Père de
l’Eglise, on tentera d’inclure la part du diable dans un plan divin prédéterminé d’avance, en
évitant ainsi les troubles que les « futurs contingents » pourraient introduire dans un
programme fixé une fois pour toutes. Certes, la tranquillité de Dieu et le confort intellectuel
du théologien seront sauvegardés, mais « le sérieux de l’amour de Dieu », sur lequel Romano
Guardini a insisté dernièrement, n’aura plus de sens pour un Dieu des théologiens, créé à
l’image de celui des philosophes et des savants de ce monde. C’est peut-être un Dieu très
proche de celui que le jeune Augustin a cru trouver dans les livres des néo-platoniciens, un
Dieu tout-puissant qui ne peut cependant être engagé réellement dans l’histoire du salut de sa
création – jusqu’à devenir homme pour subir la mort, sans perdre ses droits aux perfections
qui conviennent à la Divinité. Ce n’est sûrement pas le Dieu des Ecritures, des Pères de
l’Eglise, de saint Augustin lui-même. C’est le Dieu des amis de Job, un Dieu faisant peser sur
Sa créature une domination qui a le caractère morbide d’une loi nécessaire et inexorable,
imposée par un Justicier sans appel. Job protesta contre cette idole du vrai Dieu, contre cette
caricature de Sa Royauté, réfractée dans la domination du prince de ce monde, caricature dans
laquelle le Juste refusait de reconnaître la Face du Seigneur qu’il cherchait à voir.
Il est remarquable que la réponse de Dieu aux « discours insensés » de Job se termine
par la description du Béhémoth, qui est appelé « la première des créatures » (40, 19), du
Léviathan, « roi des fils de l’orgueil » (41, 34). Ces animaux monstrueux, dont la puissance
énorme ne peut être dominée que par Celui qui les a créés, ne sont pas uniquement les
curiosités zoologiques des bestiaires hébreux. Pour un chrétien qui veut voir dans les textes
sacrés quelque chose de plus qu’un document de folklore juif et refuse de réduire la gnose
théologique au niveau d’une science positive de « démythologisation » (Entmythologisierung),
ces êtres monstrueux que Dieu découvre à Job représentent la puissance « sub-céleste »
(epouranios) des Anges – cosmocratores (Eph. 6, 12),, devenus esprits des ténèbres dans leur
révolte contre Dieu. En dénonçant cette domination à laquelle l’homme s’est soumis
volontairement, Dieu propose à Job de briser l’orgueil de Satan, de lier Léviathan, pour en
faire un jouet pour ses filles (40, 24). Alors Il reconnaîtra que l’homme peut accomplir son
salut par ses propres forces (40, 9). Les dimensions de la puissance spirituelle de Satan,
montrées à Job, mettent en évidence l’ampleur de la catastrophe cosmique produite par le
péché de l’homme, l’aveuglement et l’impuissance de la liberté dévoyée. Tout ceci, pour
montrer le caractère bén »fique de la loi de l’existence mortelle, loi qui règle avec nécessité la
nouvelle condition, établie par la volonté de Dieu, pour Sa créature captive du péché. Le
repentir de Job (dont « les paroles insensés ont obscurci la Providence ») consiste à
reconnaître, au-delà du caractère nécessaire et inéluctable de la domination qu’il refusait
d’accepter, la contingence de l’économie divine qui dirige toujours le monde terrestre vers la
réalisation de sa vocation suprême, réalisation à laquelle l’homme déchu est devenu incapable
de collaborer. L’attitude de Job, accusateur de Dieu, est contraire à celle de ses amis, qui, en
assumant le rôle hypocrite de défenseurs de Dieu, défendaient, sans le savoir, le droit de Satan
à une domination illimitée. Comme la plupart des défenseurs du statut quo, en voulant
justifier le caractère légitime de la condition présente de l’humanité, ils ont absolutisé le
moment légal, en le projetant sur la nature même de Dieu. Dans cette perspective faussée, les
niveaux différents de la réalité humaine, démoniaque, angélique et divine, impliqués dans
l’économie complexe et mouvante du salut, se trouvent télescopés, fondus ensemble et
pétrifiés dans une vision unique d’un Dieu-Nécessité, semblable à l’Ananké inexorable et
impersonnelle du paganisme hellénique. C’est uniquement le Dieu de la Loi, mais non Celui
de la Promesse, un Dieu qui domine sur Sa création, mais qui ne s’engage pas, qui ne court
pas le risque d’être frustré dans Son amour. Ce n’est qu’un dictateur, ce n’est pas un Roi. Mais
job a visé plus haut que ses amis, car il a cru à la Promesse, sans laquelle la Loi n’aurait été
qu’une absurdité monstrueuse et le Dieu de l’Ancien Testament n’aurait pu être le Dieu des
chrétiens. C’est pourquoi le livre de Job est le premier, dans l’ordre traditionnel des écrits de
l’Ancien Testament, à nous ouvrir l’horizon eschatologique, en plaçant la domination de Dieu
et la condition de l’homme dans leur vraie perspective, dont il faut tenir compte en parlant de
l’accomplissement de la domination.
Le Nouveau Testament parle beaucoup de Royaume (basileia), mais n’emploie presque
jamais les termes « domination » (kyriotes), « dominer » (kyriein) en parlant de Dieu. Ceci
répond au changement radical dans la condition de l’homme après la réalisation de la
Promesse messianique, après l’intronisation du Christ. Ceux qui ont reconnu leur Roi Le
connaissent autrement que par les actes d’une domination qui s’impose extérieurement. Les
satrapes dominent, le Roi règne. Sa qualité royale ne dépend aucunement des actes de
domination qu’Il exerce ou n’exerce pas : Il reste Roi même quand Il monte sur l’échafaud
pour être mis à mort par Ses sujets. La royauté divine s’est manifestée sous une forme
inattendue, également étonnante pour les hommes et pour les anges, dans la personne du Fils
de Dieu, venu sur terre pour subir la mort sur la croix. « Je L’appelle Roi, dit saint Jean
Chrysostome, parce que je Le vois crucifié : il est propre à un roi de mourir pour ses sujets »
(De la croix et du larron, IIe homélie ; P. G. 49, 413). Mais le Christ ressuscite, monte au ciel,
s’assied à la droite du Père, en exaltant la nature humaine qu’Il a assumée « au-dessus de toute
principauté, puissance, vertu et domination » (Eph. I, 21). Ces quatre noms de hiérarchies
célestes, choisies par saint Paul pour mettre en évidence le renversement de l’ordre cosmique,
expriment tous l’idée de domination. Il y a eu donc un dépassement de cet aspect extérieur de
la Royauté divine : le rapport qui s’établit entre le Chef céleste de l’Eglise et ses membres
terrestres est au-delà de la catégorie de domination. Cette situation nouvelle se traduit dans
l’ordre cosmique par la « dépossession des puissances » ( Col. 2, 15) par le Christ, DieuHomme. Non seulement les puissances des ténèbres sont dépossédées par la Rédemption
(Col. I, 13), Satan n’ayant plus aucune domination sur les fils du Royaume, mais aussi les
anges, promulgateurs et gardiens de l’ordre légal, n’ont plus le même rôle à jouer, avec
l’abolition de la Loi et le changement de la condition humaine. En effet, tout ce qui est
« domination » s’arrête devant le seuil de l’Eglise, cette réalité nouvelle qui apparaît dans le
monde après l’Ascension du Christ et de la Descente de l’Esprit Saint. Les fils de l’Eglise sont
au-delà du glaive de feu du chérubin qui ferme à la postérité du Premier Adam l’entrée du
paradis terrestre.
Mais pour les yeux de l’extérieur rien n’a changé et ceux que saint Pierre appelle « les
railleurs arrogants » peuvent encore demander : « où est la Promesse de Son Avènement ? Car
depuis que les pères sont morts tour demeure comme dès le commencement de la création »
(II Petr. 3, 4). En effet, nous gardons toujours les « vêtements de peau » dont Dieu avait
couvert Adam et Eve, à la sortie du Paradis – cette condition biologique, soumise à la
nécessité de la mort, condition qui s’est actualisée comme une nouvelle loi de l’existence du
cosmos terrestre par la faute de l’homme. La volonté démoniaque continue à sévir deans le
monde, non seulement dans les fils de ce siècle qui persécutent ou cherchent à dominer
l’Eglise, mais aussi dans les fils du Royaume, en créant des discordes dans le sein même de
l’Eglise, où les uns veulent dominer, d’autres y opposent leur volonté révolutionnaire de
schisme. Ce que Lucien, le poète païen, impie et railleur, disait de la caste sacerdotale, ce que
Lucrèce disait des augures romains, peut, hélas, s’appliquer souvent au clergé chrétien. Rien
ne change et le retour éternel, la répétition lassante que l’Ecclésiaste appelle « vanité »,
continue à dominer le monde, comme une loi nécessaire et toute-puissante de l’existence.
« Où est la Promesse de Son avènement ? ».
Que le Juifs, qui attendent toujours la promesse, ayant méconnu le Messie dans
l’« Homme de douleur », raisonnent ainsi, il n’y a rien d’étonnant. Que les nouveaux païens,
qui n’attendent rien de l’au-delà, veuillent que l’histoire du monde soit soumise à la loi d’une
dialectique rigoureuse, ce n’est que trop naturel. Mais lorsque cet aspect de l’univers, le seul
accessible pour « ceux de l’extérieur », religieux ou athées, affecte aussi les chrétiens et
détermine même leurs conceptions théologiques, ceci prouve que la réalisation de la Promesse
n’a pas été reconnue par tous les croyants. Pour certains le Christ de l’Evangile reste Jésus de
Nazareth et ne saurait être considéré par notre foi comme le Fils de Dieu vivant que dans un
plan « eschatologique ». Je ne cite que cet exemple extrême de faux eschatologisme, ennemi
de toute pensée théologique, pour montrer jusqu’où peut aller le défaitisme des chrétiens.Mais
l’eschatologisme abstrait peut avoir une multitude de nuances : il se rencontre un peu partout,
sinon en théorie du moins en pratique. Il faut remarquer que la mode eschatologique de nos
jours ne ressemble en rien à l’attente de l’avènement imminent du Christ, ce nouveau sens du
temps qui poussa les Apôtres et leurs disciples à annoncer aux Juifs et aux Païens le
bouleversement de l’ordre cosmique produit par le Christ, victorieux du péché et de la mort.
Elle ne ressemble pas non plus à la théologie orientée vers la fin dernière, à cette théologie
des Pères de l’Eglise qui s’emparait en conquérante de tous les germes de Vérité disséminés
dans la pensée humaine, pour faire croître tout « jusqu’à la plénitude parfaite du Christ » (Eph.
4, 15). Par contre, ce faux eschatologisme n’a rien de dynamique : il consiste à ériger
l’eschatologie au rang d’une catégorie épistémologique qui permet de vaquer tranquillement
aux occupations d’ici-bas, sans se préoccuper de ce qui appartient à un « autre plan ». Les
difficultés théologiques ? Les hérésies ? Les divisions des chrétiens ? Tout sera résolu dans
l’ordre eschatologique, ou plutôt, tout y est déjà résolu dans l’au-delà kantien d’une
eschatologie qui n’est jamais (et ne sera jamais) Parousie, c’est-à-dire Présence. Nous nous
trouvons ici devant la même erreur de télescopage de niveaux différents, erreur que nous
avons observée chez les amis de Job. Là-bas, il s’agissait de plusieurs plans de domination
légale fondus ensemble et projetés en Dieu. Ici, c’est la Promesse eschatologique – réalisée et
se réalisant encore sur des niveaux différents, qui est télescopée par une fausse optique sans
perspective. Les amis de Job ont méconnu le risque de l’amour d’un Dieu qui s’engage
pleinement dans l’économie du salut de ses créatures. Les descendants chrétiens de ces
théologiens raisonnables ont aggravé l’erreur de leurs pères, car ils ont méconnu aussi
l’engagement eschatologique de l’homme, en le remplaçant par la foi abstraite, incapable
d’ébranler les montagnes de la domination démoniaque, puisque les démons connaissent ussi
ce genre de foi.
L’eschatologie apparaît au moment où l’homme devient capable de collaborer au
plan divin. La réalisation de la Promesse eschatologique commence là où s’accomplit
l’économie du salut – après la Mort, la Résurrection et l’Ascension du Christ.
L’accomplissement humain fait suite à l’accomplissement divin dans l’ordre historique. Les
eschatologies des Prophètes embrassaient dans un seul coup d’oeil la promesse messianique
de rédemption, l’effusion de l’Esprit Saint, le Jugement Dernier et la transfiguration cosmique.
Or l’ère eschatologique ne commença que dix jours après l’Ascension du Seigneur, avec la
Descente de l’Esprit Saint, « Promesse du Père » (Actes I, 4-5), ce Feu que le Christ est venu
jeter sur la terre (Luc, 12, 49). L’eschatologie ne peut « commencer » que par la fin. Mais
cette fin n’est pas un terme statique,une limite : elle est le début, toujours renouvelé,
d’une voie infinie d’union déifiante, voie dans laquelle s’accomplit la domination de Dieu
et la vocation de la créature. Cette réalisation de la fin dernière, par la grâce de l’Esprit Saint
et la liberté humaine, est le mystère intérieur de l’Eglise, mystère qui s ‘accomplit avec
l’assistance émerveillée des anges, mais demeure impénétrable à ceux su dehors ; aux démons,
aux fils de ce siècle, à nous-mêmes, lorsque nous philosophons « selon les éléments de ce
monde, et non selon le Christ » (Col. 2, 8). Ce mystère de la vocation dernière s’est déjà
réalisé dans une Personnne humaine – Marie, la Mère de Dieu : Celle qui a donné la vie
humaine au Fils de Dieu, a reçu de Son Fils la plénitude de la Vie divine. Le mystère de la
déification qui s’accomplit dans l’Eglise est l’eschatologie à l’oeuvre, le centre caché, mais
absolument nouveau, par rapport auquel se développe l’histoire du monde.
Mais il faudrait parler d’une pluralité d’une pluralité de centres, car la vocation dernière
s’accomplit, dans une mesure différente, dans chaque personne chrétienne, dans chaque
hypostase créée du cosmos terrestre qui s’achemine laborieusement vers sa déification par la
grâce. Saint Paul nous dit que la créature attend avec impatience la révélation des fils de Dieu,
une révélation qui la libérera de la servitude de la corruption, de la loi nécessaire des
générations et des morts, du retour des saisons, de la répétition cyclique. Car la nature
terrestre dans son ensemble, la création dépendant de l’homme, ne s’est pas soumise
volontairement à cette nécessité universelle que l’Ecclésiaste et saint Paul appelle « vanité ».
Corrompu par le péché de l’homme, le cosmos terrestre doit participer aussi à la liberté de la
gloire des enfants de Dieu (Rom. 8, 9-22). En effet, lorsque le cycle de la loi des répétiotions
s’arrêtera brusquement dans son mouvement rotatoire, la créature, libérée de la vanité, ne sera
pas absorbée dans l’Absolu impersonnel d’un nirvana, mais verra commencer un printemps
éternel, où toutes les forces vitales, en triomphant sur la mort, arriveront à la plénitude de leur
épanouissement, puisque Dieu sera principe de vie en toutes choses. Alors les personnes
déifiées resplendiront comme des astres, autour de l’Astre unique – le Christ, avec qui elles
régneront dans la même gloire de la Sainte Trinité, gloire communiquée à chacun sans mesure
par l’Esprit Saint.
Mais nous gémissons encore, avec l’ensemble de la créature terrestre, en attendant « la
résurrection des morts et la vie du siècle à venir ». C’est que la victoire du Christ et le
changement de l’ordre cosmique n’est pas un rétablissement de la condition primordiale,
antérieure au péché d’Adam. Car la fin dernière n’est pas le paradis terrestre, mais le nouveau
ciel et la nouvelle terre. La condition eschatologique est un nouveau départ, à partir du Nouvel
Adam, vers une fin toujours nouvelle ; mais cette nouvelle voie s’ouvre dans les conditions du
vieux monde tombant en décrépitude, dans la chair du « vieil Adam » infirme et soumise à la
mort, malgré la grâce incréée qui l’habite. Nous avons reçu l’onction royale de l’Esprit Saint,
mais nous ne régnons pas encore avec le Christ. Comme le jeune David, qui, après avoir été
oint par Samuel, a dû supporter la haine de Saül avant d’obtenir son royaume, nous devons
résister aux armes de Satan, dépossédé comme Saül, mais restant toujours « le prince de ce
monde ».
Le Christ, Chef de l’Eglise, trône à la droite du Père, jusqu’à ce que Ses ennemis soient
soumis sous Ses pieds (Ps. 110, 1). Le combat que nous devons mener ici-bas sous Son
commandement, pour le Royaume qui n’st pas de ce monde, ne peut être mené qu’avec les
armes du Christ, car « notre combat n’est pas contre la chair et le sang », mais contre les
« esprits de méchanceté des régions sub-célestes » (Eph. 6, 12). Commencé dans les sphères
spirituelles des cieux angéliques, ce combat se poursuit dans le cosmos terrestre et la liberté
humaine est l’enjeu de la lutte. Le niveau spirituel sur lequel se livre cette guerre pour
l’héritage des fils de Dieu est plus profond que toutes les couches superficielles de la réalité
accessible aux analyses des sciences humaines. Ni la psychologie, ni la sociologie, ni
l’économie, ni les sciences politiques ou autres, ne peuvent détecter la vraie origine des maux
différents qu’elles constatent et essaient de définir, voulant les conjurer ou, au moins, limiter
leurs dégâts. Même la philosophie, qui parle pourtant de l’esprit humain et emploie les termes
de « personne » et de « nature », ne peut atteindre le niveau où se pose le problème de la
destinée humaine. Les termes qu’elle emploie sont, pour la plupart, le résultat d’une
dégénérescence, d’une sécularisation des notions théologiques. La philosophie n’est jamais
eschatologique : sa spéculation ne va jamais jusqu’aux derniers extrêmes ; elle transpose
inévitablement dans l’ontologie les vérités méta-ontologiques. Son champ visuel reste en-deçà
des deux abîmes que seule la théologie peut nommer, avec crainte et tremblement : l’abîme
incréé de la Vie trinitaire et l’abîme de l’enfer qui s’ouvre dans la liberté des personnes créées.
Nous savons que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre l’Eglise, que sa
puissance, brisée par le Christ, reste irréelle tant que notre volonté ne s’accorde pas avec celle
de l’ennemi de notre vocation dernière. L’Eglise lutte uniquement pour la réalisation de cette
fin dernière, proposée à toute créature. Toutes les autres luttes que nous sommes obligés de
soutenir ici-bas se limitent aux intérêts d’un groupe, d’un parti, d’un pays, d’une idéologie
humaine : elles excluent et sacrifient inévitablement nos adversaires. Ici, personne ne peut être
exclu ni sacrifié : même quand l’Eglise réagit contre des hommes, c’est encore pour le
salut de ces hommes qu’elle continue de lutter.
C’est la règle de son combat, dont le champs s’étend de plus en plus, dans la
mesure où notre engagement eschatologique devient plus intense. Mais qu’est-ce que
c’est « engagement intense » , sinon la sainteté réalisée ? On rapporte que saint Isaac le
Syrien priait non seulement pour les ennemis de la Vérité, mais aussi pour les démons. Ceci
n’est possible qu’à un sommet spirituel où l’homme participe déjà au secret du Conseil divin.
Malgré quelques allusions de saint Paul, la question de l’eschatologie angélique reste
inaccessible à notre théologie, proportionnée au degré de notre élévation spirituelle. Poser la
question du salut des anges, c’est entrer dans un domaine où, inévitablement, dans un sens ou
dans un autre, nous produirions des hérésies, en voulant faire des synthèses théologiques
hâtives. Il ne faut pas oublier, cependant, que l’accomplissement de la domination de Dieu, qui
est aussi la sanctification finale de la créature se réalise sur plusieurs plans que nous ne
pouvons apercevoir qu’en partie. L’accomplissement de notre vocation dernière se rapporte,
avant tout à la destinée du cosmos terrestre, dont les hommes sont les hypostases créées –
créées à l’image de Dieu. Sur ce plan, qui est celui de la théologie de l’Eglise, Satan est le seul
ennemi, contre lequel l’Eglise aura à lutter jusqu’ à la fin des temps.
Nous savons que cette lutte se terminera par l’Avènement du Christ et que tous Ses
ennemis seront soumis à Ses pieds, que le jugement et la discrimination finale doivent avoir
lieu avant que le royaume du monde ne devienne le Royaume de Dieu (Apoc. 11, 15). Mais
devant l’aspect redoutable du Christ – Juge, n’oublions pas que la prérogative suprême
d’un Roi est la miséricorde.
A l’image et à la ressemblance de Dieu est un recueil d’études que Vladimir Lossky a repris et
coordonné à la veille de sa mort. Il constitue donc le dernier état de sa pensée théologique.
L’auteur réexamine, avec beaucoup de nuances, les positions classiques de l’Orthodoxie :
l’expression de la vérité, la Tradition, la signification de la conciliarité et de la catholicité de
l’Eglise, le rôle du Saint-Esprit dans l’ecclésiologie et dans la spiritualité. Fidèle à l’esprit des
Pères de l’Eglise, il met en place les fondements d’une anthropologie et renouvelle la théologie
de l’image de Dieu. Il précise : « la notion théologique de la personne humaine » sans oublier
« les implications théologiques du dogme de l’Eglise », ni les problèmes eschatologiques.
Sans hésiter à engager une véritable disputatio avec les auteurs latins comme Augustin,
Anselme de Cantorbéry ou Thomas d’Aquin, l’auteur retrace, dans une approche apophatique,
toute l’histoire du salut où Dieu vient à la rencontre de l’homme et l’élève jusqu’à son intimité
divine.
Le présent ouvrage de Vladimir Lossky reste, avec son Essai sur la théologie mystique de
l’Eglise d’Orient, une référence incontournable de la théologie du Xxe siècle.
Vladimir Lossky (1903-1958) est l’un des plus grands théologiens orthodoxes. Son œuvre a
favorisé le renouveau théologique et le dialogue entre l’Orthodoxie et l’Occident. Elle
demeure, encore aujourd’hui, d’une étonnante actualité et d’une singulière fraîcheur.
Table des matières
avertissement de l’éditeur pour la présente édition
I.- L’Apophase et la Théologie Trinitaire
II.- « Ténèbre » et « Lumière » dans la Connaissance de Dieu
III.- La Théologie de la Lumière chez saint Grégoire Palamas
IV.- La Procession du Saint-Esprit dans la doctrine trinitaire orthodoxes
V.- Rédemption et Déification
VI.- La notion théologique de la personne humaine
VII.- La Théologie de l’Image
VIII.- La Tradition et les traditions
IX.- Du troisième attribut de l’Eglise
X.- La conscience catholique. Implications antropologiques du dogme de l’Eglise
XI.- Panaghia
XII.- Domination et règne. Etude eschatologique
Vladimir LOSSKY « A l’image et à la ressemblance de Dieu »
Chapitre V.
REDEMPTION ET DEIFICATION
§ 1. « Dieu s’est fait homme , afin que l’homme puisse devenir dieu ». Ces paroles puissantes
que nous trouvons pour la première fois chez saint Irénée (1) reviennent sous la plume de
saint Athanase (2), de saint Grégoire de Nazianze (3), de saint Grégoire de Nysse (4) . Les
Pères et les théologiens orthodoxes les répéterons de siècle en siècle, avec la même insistance,
voulant exprimer, dans cette phrase lapidaire, l’essence même du christianisme : une descente
ineffable de Dieu jusqu’aux dernières limites de notre déchéance humaine, jusqu’à la mort, –
descente de Dieu qui ouvre aux hommes une voie d’ascension, les horizons illimités de l’union
des êtres créés avec la Divinité . La voie descendante (en grec) de la Personne divine du
Christ rend possible aux personnes humaines une voie ascendante, notre (en grec) dans
l’Esprit Saint. Il a fallu que l’humiliation volontaire , la kénose rédemptrice du Fils de Dieu ait
lieu, afin que les hommes déchus puissent accomplir leur vocation, celle de la déification
(théosis) de l’être créé par la grâce incréée . Ainsi l’oeuvre rédemptrice du Christ – ou plutôt,
d’une manière plus générale, l’Incarnation du Verbe, semble mise ici en rapport direct avec la
fin dernière proposées aux créatures, à savoir l’union avec Dieu. Si cette union est réalisée
dans la Personne Divine du Fils, Dieu devenu homme, il faut qu’elle soit réalisée dans chaque
personne humaine, il faut que chacun de nous , à son tour, devienne Dieu par la grâce ou
« participant de la nature divine », selon l’expression de saint Pierre. (2, P 1, 4).
Puisque l’Incarnation du Verbe se trouve si étroitement liée avec notre déification
finale dans la pensée des Pères, on pourrait se demander si elle aurait eu lieu dans le cas où
Adam n’aurait pas péché. Cette question, que l’on a posée quelquefois, nous paraît oiseuse,
irréelle . En effet, nous ne connaissons d’autre condition humaine que celle qui a suivi le
péché originel, condition dans laquelle notre déification- l’accomplissement du plan divindevient impossible sans l’Incarnation du Fils qui revêt nécessairement un caractère de
rédemption. Le Fils de Dieu est descendu des cieux pour accomplir l’oeuvre de notre salut,
pour nous libérer de la captivité du démon, pour détruire la domination du péché dans notre
nature, pour terrasser la mort, tribut du péché. La Passion , la Mort et la Résurrection du
Christ, par lesquelles s »accomplit Son œuvre rédemptrice , occupent donc une place centrale
dans l’économie divine envers le monde déchu . De ce chef, il n’est que trop compréhensible
que le dogme de la rédemption reçoive une importance capitale dans la pensée théologique de
l’Eglise .
Pourtant lorsqu’on veut traiter à part le dogme de la rédemption en l’isolant de
l’ensemble de l’enseignement chrétien, on court toujours le risque de limiter la tradition en
l’interprétent exclusivement en fonction de l’oeuvre du Rédempteur. La pensée théologique
évolue alors entre trois termes : le péché originel, sa réparation sur la croix et l ‘appropriation
de l’effet salutaire de l’oeuvre du Christ aux chrétiens . Dans ces perspectives rétrécies d’une
théologie dominée dominée par l’idée de la rédemption, la sentence patristique : « Dieu s’est
fait homme afin que l’homme puisse devenir dieu » paraît étrange et insolite. On oublie
l’union avec Dieu en se préoccupant uniquement de son propre salut, ou, plutôt, on ne
voit l’union avec Dieu que sous son aspect négatif, qui a trait à notre misère présente.
§2. C’est saint Anselme de Cantorbéry, avec son traité Cur Deus homo qui renta le
premier, sans doute, de développer à part le dogme de la rédemption en retranchant le reste.
Les horizons chrétiens se trouvent limités par le drame qui se joue entre Dieu, infiniment
offensé par le péché, et l’homme, incapable de satisfaire aux exigences de la justice
vindicative. Ce drame se résout dans la mort du Christ, Fils de Dieu devenu homme pour se
substituer à nous et payer notre dette à la justice divine. Qu’ advient-il de l’économie du
Saint-Esprit ? Son rôle est réduit à celui d’un auxiliaire de la rédemption, nous faisant jouir
du mérite expiatoire du Christ. La perspective finale de notre union avec Dieu se trouve
exclue, du moins fermée à nos yeux par les voûtes austères d’une pensée théologique
s »édifiant à partir des notions de la faute originelle et de sa réparation. Le prix de notre
rédemption ayant été versé par la mort du Christ, la résurrection et l’ascension ne
représentent qu’une fin glorieuse de Son œuvre, une sorte d’apothéose, sans rapport
direct avec notre destinée. Cette théologie rédemptioniste, en mettant l’accent sur la passion,
semble se désintéresser du triomphe du Christ sur la mort. L’oeuvre même du ChristRédempteur, dans laquelle elle reste confinée, apparaît tronquée, appauvrie, réduite à un
changement d’attitude divine vis-à-vis des hommes déchus, sans aucun rapport avec la nature
même de l’humanité.
Nous rencontrons une toute autre conception de l’oeuvre rédemptrice du Christ dans la
pensée d’un saint Athanase par exemple. Le Christ, dit-il (5), ayant livré à la mort le temple de
Son corps, a offert un sacrifice pour tous les hommes, afin de les rendre innocents et libres
de la faute originelle d’une part, et, d’autre part, afin de Se montrer victorieux de la
mort et faire de l’incorruptibilité de Son propre corps les prémices de la résurrection
générale. Ici l’image juridique de la Rédemption est complétée par une autre- une image
physique ou plutôt biologique : celle du triomphe de la vie sur la mort, de l’incorruptibilité
triomphant dans la nature corrompue par le péché.
En général, chez les Pères comme dans les Ecritures, nous trouvons plusieurs images
pour exprimer le mystère de notre salut accompli par le Christ. Ainsi, dans l’Evangile, le Bon
Pasteur est une image « bucolique » de l’oeuvre du Christ (6), l’homme fort, vaincu par
quelqu’un de plus fort qui lui enlève ses armes et détruit sa domination, est une image
guerrière (7) qui revient souvent chez les Pères et dans la liturgie : le Christ victorieux du
Satan, brisant les portes de l’enfer, faisant de la croix Sa bannière (8). Une image médicale,
celle de la nature infirme, guérie par l’antidote du salut (9) ; une image que l(on pourrait
appeler « diplomatique » – celle de la ruse divine qui déjoue l’astuce du démon (10), etc…
Enfin, l’image employée le plus souvent, puisée par saint Paul dans l’Ancien Testament, est
empruntée au domaine des relations juridiques (11). Prise dans ce sens particulier, la
rédemption est une image juridique de l’oeuvre du Christ, à côté des plusieurs autres images
possibles. En employant le mot rédemption, comme nous le faisons actuellement, dans le sens
d’un terme générique désignant l’oeuvre salutaire du Christ dans toute son ampleur, il ne faut
pas oublier que cette expression juridique a un caractère figuré : le Christ est Rédempteur
au même titre qu’IL est un guerrier victorieux de la mort, un sacrificateur parfait (12), etc…
L’erreur d ‘Anselme ne consistait pas tellement en ce qu’il avait développé une
théorie juridique de la Rédemption, mais bien dans le fait qu’il a voulu voir dans les
rapports juridiques impliqués dans le terme « rédemption » une expression adéquate du
mystère de notre salut accompli par le Christ. En rejetant les autres expressions de ce
mystère, comme des images inadéquates (quasi quaedam picturae), il a cru trouver dans
l’image juridique – celle de la rédemption- le corps même de la vérité, sa « solidité
rationnelle » (veritatis rationabilis soliditas), une nécessité prouvant que Dieu devait mourir
pour notre salut (13).
L’impossibilité d’exprimer rationnellement la nécessité de l’oeuvre rédemptrice en exploitant
la teneur juridique de terme « rédemption » fut montrée par saint Grégoire de Nazianze dans
une réduction à l’absurde magistrale : « Il faut que nous examinions, dit-il, un problème et un
dogme souvent passés sous silence, mais qui pour moi n’en exige pas moins une étude
approfondie. Le sang répandu pour nous, sang très précieux et glorieux de Dieu, ce sang du
Sacrificateur et du Sacrifice, pourquoi fut-il versé et à qui fut-il offert ? Nous étions sous la
domination du démon, vendus au péché, après avoir acquis la corruption par notre
concupiscence. Si le prix de notre rançon est payé à celui qui nous tient sous son pouvoir, je
me demande : à qui et pour quelle raison est offert un tel prix ? S’il est offert au démon,
combien c’est outrageant ! Le brigand reçoit le prix de la rédemption. Non seulement il le
reçoit de Dieu, mais il reçoit Dieu Lui-même. Pour sa violence il exige un prix si démesuré
qu’il aurait été plus juste de nous grâcier. Mais si ce prix est offert au Père, on se demande
avant tout pour quelle raison ? Ce n’est pas le Père Qui nous a tenus captifs. Ensuite, pourquoi
le sang du Fils Unique serait-il agréable au Père qui n’a pas voulu accepter Isaac offert en
holocauste par Abraham, mais remplaça ce sacrifice humain par celui d’un bélier ? N’est-il pas
évident que le Père accepte le sacrifice non parce qu’il l’exigeait ou en éprouvait quelque
besoin, mais par économie : il fallait que l’homme fût sanctifié par l’humanité de Dieu, il
fallait que Lui-même Il nous libérât en triomphant du tyran par Sa propre force, qu’Il nous
rappelât vers Lui par Son Fils qui est le Médiateur accomplissant tout pour l’honneur du Père,
auquel Il obéissait en tout… Que le reste soit vénéré par le silence… » (14). Ce qui ressort avec
évidence du texte que nous venons de citer, c’est que, pour saint Grégoire de Nazianze, la
notion de la rédemption, loin d’impliquer l’idée d’une nécessité imposée par la justice
vindicative, se présente comme l’expression de l’économie dont le mystère ne peut être
explicité d’une manière adéquate dans une série de concepts rationnels. « Il nous a fallu, dit-il
plus loin, que Dieu s’incarne et meure pour que nous puissions revivre » (§28). « Rien ne peut
égaler le miracle de mon salut : quelques gouttes de sang reconstituent l’univers entier (§29).
Après les horizons rétrécis d’une théologie exclusivement juridique, nous retrouvons
chez les Pères une notion extrêmement riche de la rédemption qui comprend la victoire sur la
mort, les prémices de la résurrection générale, la libération de la nature captive du démon, non
seulement la justification, mais aussi la restauration de la création dans le Christ. Ici la
Passion ne peut être séparée de la Résurrection, le corps glorieux du Christ assis à la droite du
Père- de la vie des chrétiens ici-bas. Pourtant, si la rédemption apparaît comme le moment
central de l’incarnation, c’est-à-dire de l’économie du Fils par rapport au monde déchu, elle ne
reste pas moins un moment d’une économie plus vaste de la Sainte Trinité vis-à-vis de l’être
créé ex nihilo et appelé à réaliser librement la déification, l’union avec Dieu, « afin que Dieu
devienne tout en toutes choses ». La pensée des Pères ne ferme jamais cette perspective finale.
La rédemption ayant pour but immédiat notre salut, le salut se présentera, dans sa réalisation
dernière, dans le siècle à venir, comme notre union avec Dieu, comme la déification des êtres
créés rachetés par le Christ. Mais cette réalisation dernière suppose l’économie d’une autre
Personne divine, envoyée dans le monde après le Fils.
L’oeuvre de l’Esprit Saint est inséparable de celle du Fils. Pour pouvoir dire avec les
Pères, « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir dieu », il ne suffit pas de
suppléer aux insuffisances de la théorie d’Anselme en revenant à une notion plus riche de la
rédemption, propre aux Pères. Il faut avant tout retrouver la vraie place de l’économie du Saint
-Esprit, distincte mais non séparée de celle du Verbe incarnée (15). Si la pensée d’Anselme a
pu s’arrêter sur l’oeuvre rédemptrice du Christ, en l’isolant du reste de l’enseignement chrétien,
en rétrécissant les horizons de la tradition, c’est justement parce qu’à cette époque l’Occident
avait déjà perdu la vraie notion de la Personne du Saint-Esprit, en Le reléguant au second
plan, en faisant de Lui une sorte d’auxiliaire ou de vicaire du Fils. Nous laisserons de côté
cette question puisque nous avons déjà tenté d’analyser le dogme de la « procession ab
utroque » et de ses conséquences pour toute la théologie occidentale. Bornons-nous à une
tâche positive, celle de montrer pourquoi la notion de notre déification finale ne peut être
exprimée uniquement sur une base christologique et réclame un développement
pneumatologique.
§3. En Occident, la pensée théologique, de nos jours, fait un grand effort de retour vers
les sources patristiques des premiers siècles – et particulièrement, celle des Pères grecs, – -que
l’on veut réintégrer dans une synthèse catholique. Non seulement la théologie post-tridentine,
mais aussi la scolastique médiévale, malgré sa richesse philosophique, apparaît aujourd’hui
comme théologiquement insuffisante. On s’efforce surtout de remettre en valeur la notion de
l’Eglise comme corps de Christ, comme créature nouvelle récapitulée par le Christ, une nature
ou un corps ayant le Christ ressuscité pour Chef.
Le premier Adam ayant failli à sa vocation – celle d’atteindre librement à l’union avec
Dieu – c’est le deuxième Adam, le Verbe divin, Qui accomplit cette union des deux natures
dans Sa Personne, en s’incarnant. En s’intégrant à la réalité du monde déchu, Il épuisa la
puissance du péché dans notre nature et, par Sa mort, qui marque le degré extrême de cette
intégration à notre déchéance, Il triompha de la mort et de la corruption. Dans le baptême,
nous mourons symboliquement avec le Christ, pour ressusciter réellement en Lui dans la vie
nouvelle de Son corps victorieux, pour devenir membres de ce corps unique, existant
concrètement, historiquement sur la terre, mais ayant son Chef dans les cieux, dans l’éternité,
au sein de la Sainte Trinité. Sacrificateur et Sacrifice en même temps, le Christ offre sur l’autel
céleste ce sacrifice unique qui s’accomplit ici-bas, sur les nombreux autels terrestres, dans le
mystère eucharistique. Ainsi il n’y a point de coupure entre l’invisible et le visible, entre le ciel
et la terre, entre le Chef assis à la droite du Père et l’Eglise, Son corps, dans lequel coule sans
cesse Son sang très précieux.
« Ce qui était visible en notre Rédempteur est passé maintenant dans les sacrements »
(saint Léon le Grand) (16).
Cette conception de l’unité das chrétiens formant le corps unique du Christ renaît en ce
moment un peu partout en Occident. C’est une pensée surtout liturgique et sacramentelle qui
met en relief le caractère organique de l’Eglise, sous l’aspect de notre unité dans le Christ total.
Il est inutile de souligner toute l’importance de cette théologie du corps du Christ qui
récupère, sur un plan nouveau, les richesses de la tradition patristique. Ce qui importe à
présent, c’est le fait que dans cette perspective la doctrine de la rédemption s’ouvre de nouveau
à une christologie et une ecclésiologie plus larges, oùla question de notre déification, de notre
union avec Dieu, peut de nouveau prendre place.
De nouveau nous pouvons dire avec les Pères : « Dieu est devenu homme, afin que
l’homme puisse devenir dieu ». Mais lorsqu’on essaye d’interpréter ces paroles en restant sur
une base uniquement christologique et sacramentelle, où le rôle de l’Esprit Saint est celui d’un
agent de liaison entre le Chef céleste de l’Eglise et ses membres, on se heurte à des difficultés
très graves, à des questions insolubles (17).
Dans cette conception de l’Eglise – Corps du Christ, le Christ total, contenant en Lui
les êtres humains, membres de l’Eglise (conception que nous acceptons pleinement d’ailleurs),
dans ce totalitarisme chrétien, peut-on sauvegarder la notion des personnes humaines,
distinctes entre elles et, surtout, distinctes de la Personne unique du Christ qui semble
s’identifier ici avec la personne de l’Eglise ? Ne risque-t-on pas aussi de perdre la liberté
personnelle, et, après avoir été sauvés de déterminisme du péché, de tomber dans une espèce
de déterminisme sacramentel, où un processus organique de salut s’accomplissant dans la
collectivité de l’Eglise tend à supprimer la rencontre personnelle avec Dieu ? Car, semble-t-il,
il y a autant d’unions avec Dieu que de personnes humaines, supposant chacune un rapport
absolument unique avec la Divinité ; autant de saintetés possibles dans les cieux qu’il y a de
destinées personnelles sur terre.
§ 4. Lorsqu’on veut parler des personnes humaines en rapport avec la question de corps du
Christ dont nous sommes membres, il faut renoncer résolument au sens du mot »personne »
propre à la sociologie et à la majorité des philosophes, – pour aller chercher la règle, le
« canon » de notre pensée plus haut, dans la notion de personne ou hypostase, telle qu’elle se
présente dans la théologie trinitaire. Ce dogme qui pose notre esprit devant l’antinomie de
l’identité absolue et de la diversité non moins absolue, s ‘exprime par une distinction entre la
nature et les personnes ou hypostases.
Chaque personne existe ici, non par l’exclusion des autres, non par opposition à ce qui
n’est pas « moi », mais (pour parler un langage psychologique très impropre lorsqu’il s’agit de
la Trinité) par un refus de posséder la nature pour soi ; c’est-à-dire que l’existence personnelle
pose un rapport à l’autre, une personne existe vers l’autre : (expression en grec), dit le
prologue de saint Jean. Pour être bref, disons que la personne ne peut être pleinement
personne que dans la mesure où elle n’a rien qu’elle veuille posséder à elle seule, par exclusion
des autres ; c’est-à-dire lorsqu ‘elle a une nature commune avec les autres . C’est là seulement
qu’intervient dans toute sa pureté la distinction entre les personnes et la nature ; autrement
nous sommes e présence d’individus divisant entre eux la nature. Il n’y a aucun partage,
aucune division de la nature une entre les trois Personnes de la Trinité:les Hypostases ne sont
pas trois parties d’un tout, de la nature une, mais chacune comprend en soi la nature entière,
chacune est le tout, parce qu’elle n’a rien pour soi : même la volonté est commune aux Trois.
Si nous nous tournons à présents vers les êtres humains, créés à l’image de Dieu, nous
pourrons trouver, à partir du dogme trinitaire, une nature commune existant en plusieurs
hypostases créées. Cependant, dans la réalité du monde déchu, les êtres humains tendent à
exister par exclusion mutuelle, en s’affirmant chacun par opposition aux autres, c’est-à-dire en
divisant, en morcelant l’unité de la nature, en possédant chacun pour soi une partie de la
nature que ma volonté oppose à tout ce qui n’est pas moi. Sous cet aspect, ce que nous
appelons habituellement une personne humaine n’est pas vraiment une personne mais un
individu, c’est-à-dire une partie de la nature commune, plus ou moins semblable à d’autres
parties ou individus humains dont se compose l’humanité. Mais, en tant que personne dans le
vrai sens, dans le sens théologique de ce mot, un être humain n’est pas limité par sa nature
individuelle ; il n’est pas seulement une partie du tout, mais chacun contient virtuellement le
tout, l’ensemble du cosmos terrestre (18), dont il est l’hypostase ; ainsi chacun est l’aspect
unique, absolument original, de la nature commune à tous. Le mystère d’une personne
humaine, ce qui la rend absolument unique, irremplaçable, ne peut être saisi dans un
concept rationnel, défini par les mots. Toutes nos définitions se rapporteraient
inévitablement à un individu, plus ou moins semblable aux autres, et le dernier nom pour
désigner la personne dans sa diversité absolue fera toujours défaut. Les personnes, en tant que
telles, ne sont pas des parties de la nature ; tout en étant liées à des individuations de la nature
dans la réalité créée, elles contiennent en elles virtuellement, chacune à sa manière, le tout,
l’ensemble de la nature. Dans notre expérience habituelle, nous ne connaissons ni la vraie
diversité personnelle, ni la vraie unité de nature : nous voyons des individus humains d’une
part, des collectivités humaines de l’autre, en conflit perpétuel.
Nous retrouvons dans l’Eglise l’unité de nature se réalisant perpétuellement, car
l’Eglise est quelque chose de plus uni qu’une collectivité : saint Paul l’appelle corps. C’est la
nature humaine dont l’unité n’est plus représentée par le vieil Adam, chef du genre humain
dans son extension en individus ; cette nature rachetée,renouvelée, est rassemblée, récapitulée
dans l’Hypostase, dans la Personne divine du Fils de Dieu devenu homme. Si, dans cette
réalité nouvelle, nos natures individualisées s’affranchissent de leurs limitations (Hellènes ou
Scythes, libres ou esclaves…), si l’individu existant par opposition à ce qui n’est pas le moi est
appelé à disparaître en devenant membre d’un corps unique, cela ne veut pas dire que les
personnes ou hypostases humaines se trouvent par là supprimées. Bien au contraire : c’est là
seulement qu’elles peuvent se réaliser dans leur vrai diversité. N’étant pas des parties de la
nature commune comme c’est le cas de l’individu, mes personnes ne se confondent pas entre
elles du fait de l’unité naturelle qui se réalise, en devenir, dans l’Eglise (19). Elles ne
deviennent pas, non plus, des parcelles de la Personne du Christ, ne sont pas contenues en Elle
comme dans une « sur-personne » : cela serait contraire à la notion même de personne. Nous
sommes donc un dans le Christ par notre nature, en tant qu’Il est Chef de notre nature, formant
en Lui un seul Corps.
Une conclusion s’impose : si nos natures individuelles s’incorporent dans l’humanité
glorieuse de Christ, entrent dans l’unité de Son corps par le baptême, en se conformant à la
mort et à la résurrection du Christ, – nos personnes, pour que chacune puisse réaliser librement
son union avec la Divinité, doivent être confirmées dans leur dignité personnelle par le SaintEsprit : le sacrement du baptême – celui de l’unité dans le Christ, doit être complété par le
sacrement de la chrismation – celui de la diversité dans l’Esprit Saint.
§5. Le mystère de notre rédemption aboutit à ce que les Pères appellent la
récapitulation de notre nature par le Christ et dans le Christ . C’est le fondement
christologique de l’Eglise, s’exprimant par excellence dans la vie sacramentaire, avec son
caractère d’objectivité absolu. Mais si l’on veut sauvegarder un autre aspect de l’Eglise, ayant
un caractère de subjectivité non moins absolue, il faudra le fonder sur l’économie d’une autre
Personne divine, indépendante, dans son origine, de celle du Fils incarné (20). Sinon, on
risquera de dépersonnaliser l’Eglise, en soumettant la liberté de ses hypostases humaines à une
sorte de déterminisme sacramentel. Par contre, si l’on veut insister sur le côté subjectif, on
perdra, avec la notion du corps du Christ, le terrain « logique » de la Vérité et l’on tombera
dans les divagations de la foi « individuelle ».
Nous voulons dire que l’Incarnation et l’oeuvre rédemptrice du Christ, prises à part de
l’économie du Saint Esprit, ne peuvent justifier la multiplicité personnelle de l’Eglise, aussi
nécessaire que son unité naturelle dans le Christ. Le mystère de la Pentecôte est aussi
important que celui de la Rédemption. L’oeuvre rédemptrice du Christ est une codition
indispensable de l’oeuvre déificatrice du Saint-Esprit. Le Seigneur l’affirme Lui-même
lorsqu’Il dit : « Je suis venu pour jeter le feu sur la terre et que voudrais-je, sinon qu’il fût
allumé »( Luc 12, 49). Mais d’autre part, on peut dire que l’oeuvre de l’Esprit Saint est, à son
tour, soumise à celle du Fils, car c’est en recevant l’Esprit que les personnes humaines peuvent
en pleine conscience rendre témoignage à la divinité du Christ. Le Fils est devenu semblable à
nous par l’incarnation ; nous devenons semblables à Lui par la déification, en participant à la
divinité dans l’Esprit Saint qui la communique à chaque personne humaine en particulier.
L’oeuvre rédemptrice du Fils se rapporte à notre nature ; l’oeuvre déificatrice de l’Esprit Saint
s’adresse à nos personnes. Mais les deux sont inséparables, impensables l’une sans l’autre, car
elles se conditionnent mutuellement, sont présentes l’une dans l’autre, – ne sont finalement
qu’une seule économie de la Sainte Trinité, accomplie par deux Personnes divines envoyées
par le Père dans le monde. Cette double économie du Verbe et du Paraclet a pour but l’union
des êtres créés avec Dieu.
Considéré du point de vue de notre déchéance, ce but de l’économie divine s’appelle
salut ou rédemption. C’est l’aspect négatif de la fin dernière considérée par rapport à notre
péché. Considéré du point de vue de la vocation dernière des êtres créés, elle s’appelle
déification. C’est la définition positive du même mystère qui doit s’accomplir en chaque
personne humaine dans l’Eglise et se révéler pleinement dans le siècle futur, lorsque, après
avoir tout réuni dans le Christ, Dieu deviendra tout en toutes choses.
(1) Contre les Hérésies, V, praef. (P.G., t . 7, col. 1120).
(2) I Discours contre les Ariens, c. 54 (P.G., t. 25, col. 192 B).
(3) Poèmes dogmatiques, X, 5-9 (P.G., t. 37, col. 465).
(4) Grande Oraison Catéchétique, C. 25 ( P.G., t. 45, col. 65 D).
(5) I Discours contre les Ariens,C. 20 (P.G., t. 25, col. 129 D 132 A).
(6) Mat. 18, 12-14 ; Luc 15, 4-7 ; Jean 10, 1-16.
(7) Mat. 12, 29 ; Marc, 3, 27, Luc 11, 21-22.
(8) Saint ATHANASE, op.cit, C. 30 (P.G., t. 25, col. 148).
(9) Saint Jean DAMASC7NE, III or. sur les icônes,§ 9 (P.G., t. 94 , cl. 1332 D). L’image du
Christ- médecin de la nature humaine vulnérée par le péché, se trouve souvent en rapport avec
la parabole du bon Samaritain, qui fut interprétée dans ce sens, pour la première fois, par
Origène. V. sa 34e homélie sur St Luc et le Commentaire à St Jean XX, 28 (P.G., t. 13, col ?
1886-88 et t. 14, col. 656 A).
(10) Saint Grégoire de Nysse, Gr. Or. Catéchét., C. 22-24 (P.G., t. 45, col. 60-65).
(11) Rom. 3, 24 ; 8, 23 ; I Cor. 1, 30 ; Eph. 1, 7 ; 14, 30 ; Col. 1, 14 ; Hébr. 9, 15 ; 11, 35 avec le
sens de délivrance. I Tim. 2, 6 ; I. Cor. 6, 20 ; 7, 22 ; Gal. 3, 13 – avec le sens de rançon payée.
(12) L’image sacrificielle ou sacerdotale de l’oeuvre du Christ, chez Saint Paul, est au fond
identique avec l’image juridique, celle du rachat ou rédemption proprement dite, mais elle la
complète et l’approfondit. En effet, l’idée de propitiation dans le sang (Rom. 3, 26) noue
ensemble les deux images- juridique et sacrificielle- dans la notion de la mort expiatoire d’un
juste, notion propre aux prophètes messianiques (Is. 53).
(13) Cur Deus homo, 1, 4 (P. L., t . 158, col. 365).
(14) Or. XLV (jour de Pâques), § 22 ( P. G., t. 36, col. 653).
(15) Nous trouvons chez Saint Athanase quelques ébauches d’une explication
pneumatologique de la sentence : « Dieu est devenu home, pour que l’homme devienne dieu ».
C’est surtout manifeste dans la célèbre opposition du Christ « Dieu-sacrophore » et des
chrétiens « hommes pneumatophores ». Le Verbe a assumé la chair pour que nous puissions
recevoir l’Esprit Saint ( De incarn. § 8, P. G., t. 26, col. 996 C.)
(16) Serm. 74, 2 ( P. L., t. 54, col. 398).
(17) Pour avoir l’idée des difficultés dans lesquelles se débat la théologie catholique
romaine de nos jours, peu capable de concilier la déification personnelle et la notion de
l’Eglise – corps du Vhrist, on consultera avec utilité le P. Louis BOUYER, Mystère pascal,
pp. 1806194. Paris, 1945.
(18) En parlant du « cosmos terrestre », nature dont l’homme est l’hypostase (ou les
hypostases), nous laissons de côté la question du « cosmos céleste » ou monde angélique.
C’est un tout autre sujet qui n’est pas en rapport direct avec le problème dont nous avons à
nous occuper ici.
(19) « Divisés en quelque sorte en personnalités bien tranchées, par quoi un tel est Pierre,
ou Jean ou Thomas ou Matthieu, nous sommes comme fondus en un seul corps dans le Christ
en nous nourrissant d’une seule chair ». (Saint Cyrille d’ALEXANDRIE, Commentaire sur St
Jean, XI, II. P. G., t. 74, col. 560).
(20) « …l’Esprit se trouve présent dans chacun de ceux qui Le reçoivent, comme s’Il n’était
communiqué qu’à lui seul, et cependant Il déverse sur tous la grâce totale » (Saint BASILE,Traîté de l’Esprit Saint, IX, 2 ; P. G., t. 32, col. 108-109).
ALLELUIA AU SEIGNEUR ET VIVAT A LOSSKY POUR LA SPLENDEUR DE SES ECRITS !!!