Chers amis ,
j’ai une immense joie de vous présenter mon modeste résumé d’un livre bouleversant de Nicolaï GRESCHNY « L’Icône de la Trinité d’André Roublev ».
Ce livre nous fait part d’une interprétation de l’icône de la Trinité d’André Roublev , par Greschny, iconographe d’origine russe.
Ce livre veut montrer (et cela est attesté par des photos) que c’est la Sainte Face du linceul de Turin qui se reflète à la surface de la coupe et vers laquelle s’incline l’ange de droite, le Fils, pour contempler le mystère de Sa Passion.
« L’Icône de la Trinité d’André Roublev » de Nicolaï GRESCHNY
Préface de Mgr Coffy
Editions du Lion de Juda
ISBN 2-905480-09-2
Imp. Coop. Du Sud-Ouest-Albi
Copyright 1986
« Vaincre la déchirante division de ce monde par la contemplation de la Très Sainte Trinité ».
Serge de Radonège
« L’explication que j’ai reçue de ma famille m’aide à entendre ce dialogue muet des Trois, un dialogue qui porte sur le salut de l’humanité par la passion du Fils, afin que l’humanité communie un jour à l’Amour Infini des Trois. »
PREFACE
Les propos de Nicolas Greschny sur l’icône de Roublev, que le P. Gilbert Assémat a recueillis et qu’il nous présente, ne sont pas des considérations sur l’art, mais une méditation sur la Trinité. Ces pages nous livrent, avec une grande sûreté doctrinale, certains aspects du mystère de Dieu : sa vie intime, son projet de salut sur le monde. Tout l’essentiel est dit de ce qui constitue le cœur de notre foi : la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, l’entrée dans la Gloire.
En répondant aux questions que le P. Assémat lui pose, Nicolas Greschny ne se situe pas d’abord en artiste qui commente et explique le chef-d’œuvre d’un maître. Il ne se place pas devant le tableau, lui demeurant extérieur et se livrant à une analyse formelle. Il est dedans, pourrait-on dire. Il est le croyant qui a longuement contemplé l’Icône de la Trinité. Il est le croyant qui, situé à l’intérieur du mouvement d’amour qui va du Père au Fils par l’Esprit-cette périchorèse-, reçoit révélation du Mystère de Dieu que Roublev lui-même a accueilli et prié et qu’il a rendu présent, en quelque sorte, dans l’image. Tout, dans cette contemplation, devient pour lui révélation, comme l’Ecriture Sainte que l’image ne fait que transcrire. Les visages, les attitudes et les gestes des personnages, les couleurs et les lignes, le rocher, l’arbre et la maison sont Parole de Dieu. Chaque détail renvoie d’ailleurs à la Genèse, à Daniel, à l’Evangile, à St Paul. Nicolas Greschny n’explique pas l’Icône, il la laisse parler. Ici l’œil écoute et le cœur accueille la Grande Nouvelle : « Dieu se fait homme afin que l’homme reçoive pouvoir de devenir fils de Dieu ».
Cette Parole que Dieu lui adresse lui parvient à travers l’image, mais il en saisit toutes les richesses en s’insérant dans une longue lignée de témoins. Pour les comprendre, il se replonge dans la tradition : « Voilà, dit-il en substance, le sens de cette icône que se transmettent mes parents de générations en générations ; voilà la connaissance du mystère de Dieu et du mystère de l’homme telle que je la reçois de la tradition ecclésiale ». Il écoute la Parole de Dieu en Eglise.
Ce que Nicolas Greschny nous dit de cette icône est important. Tout aussi important pour nous est peut-être ce qu’il ne dit pas, mais que nous découvrons en écoutant le dialogue qu’il poursuit avec le P. Assémat : je veux dire la manière d’écouter et de vénérer une icône.
Nous n’avons pas un discours sur la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, à propos d’un tableau de Roublev. C’est l’image elle-même qui progressivement dévoile le mystère. Elle présente le mystère au double sens de ce verbe : elle le révèle, le fait connaître et d’une certaine manière, le rend présent au cœur du croyant.
A condition de donner à ce mot son sens large, qui d’ailleurs est traditionnel, l’Icône est « Sacrement ». Elle représente et présente le mystère de Dieu.
Elle le représente, non en ce sens qu’elle serait comme la photographie. Dieu en effet ne peut se représenter Lui qui est au-delà de tout. Mais en ce sens qu’elle est la voie qui nous conduit à la rencontre. Un peu comme les paroles échangées entre personnes qui s’aiment, expriment et réalisent une présence mutuelle. Dans l’Icône, la représentation est présence et non reproduction. En d’autres termes, l’Icône ne mesure pas le divin, car elle deviendrait alors idole. Elle appelle l’homme à transgresser le visible pour rejoindre l’invisible. Les disciples en entrant en relation avec Jésus de Nazareth ont rencontré le Fils de Dieu. Les chrétiens en prenant le pain et le vin consacrés communient à leur Seigneur.
Une icône ne se regarde pas comme un tableau de Matisse ou de Braque. Elle se vénère. Elle est parole de Dieu qui sollicite une réponse. Elle est appel à la contemplation du mystère de Dieu. Le peintre d’icônes prie avant de peindre. Il était même, en Orient, consacré pour cette œuvre. Et nous connaissons l’une des prières de consécrations : « Eclaire, O Dieu et Seigneur de toutes choses, ton serviteur N…, comble son âme, son cœur et son esprit, de sagesse. Dirige ses mains afin que, dans la pureté et la clarté, elles peignent les traits de ta Personne, ceux de ta Mère Immaculée et de tous les Saints, pour la gloire, le rayonnement et la glorification de toute l’Eglise ».
Conçue et élaborée dans la prière, l’’icône est pour la prière. Elle est un don de Dieu qui s’accueille dans l’action de grâces, le « sacrement » de la Présence qui appelle notre présence.
Les icônes – ou des reproductions photographiques – généralement excellentes – remplacent nos statuettes et nos images pieuses d’antan. Même nos églises qui ont été débarrassées de leurs statues de plâtre, accueillent dans le sanctuaire, une ou plusieurs icônes. L’art y gagne. La vie spirituelle aussi. A une condition cependant : que l’icône ne devienne pas un élément décoratif de nos appartements parce que c’est la mode, mais objet de vénération. Des chrétiens semblent pressentir le caractère sacré de l’icône qui ne la suspendent pas à un mur, mais la placent dans un espace réservé à la prière, avec tenture, tapis, lampes à huile et fleurs.
Ce livre du P. Assémat et de Nicolas Greschny, léger de poids mais lourd de contenu, nous aide à faire la conversion nécessaire pour entrer dans le mystère de l’icône. Que tous deux en soient remerciés.
Robert COFFY
Archevêque de Marseille
1ère partie : LE SUJET
Dans le sillage de « Serge de Radonèje »
Circonstances dans lesquelles l’icône de la Trinité a été peinte
A la charnière du XIVe et du XV siècle le célèbre monastère de la Sainte Trinité fondé par un très grand saint russe Serge de Radonèje (mort en 1392), semble être pour André Roublev un véritable point d’attache. L’icône de la Trinité a été peinte par Roublev sur la commande de l’higoumène (abbé) Nikon pour l’iconostase de l’Eglise. Elle était placée du côté droit de la « porte royale », c’est-à-dire la porte centrale de l’iconostase. Elle est très grande : 142 cm de haut sur 114 cm de large. Roublev a peint cette icône à un âge très avancé quand il était en pleine maîtrise de son art, au sommet de ses capacités.
Un thème très ancien…
L’icône de Roublev se base sur le récit très connu de la Genèse (18, 1-10) appelée la Philoxénie en Orient et l’Hospitalité d’Abraham en Occident. La richesse de ce texte inspira un grand nombre d’icônes. Mais dans toutes les icônes à ce sujet, variées qu’elles soient, on peut distinguer trois éléments de la scène : le décor, les personnages et la table elle-même avec son décor.
Le décor est une partie supérieure de l’icône. Il est composé de 3 éléments suivants : la tente d’Abraham, le chêne de Mambré et la colline. Mais souvent dans les icônes à ce sujet nous trouvons de divers amalgames de ces 3 éléments. Par exemple : deux bâtiments, avec ou sans arbre, un seul bâtiment encadré de deux arbres etc. La scène dans la plupart des cas est très chargée car à part ces multiples variations on trouve aussi Abraham et Sara, le sacrifice que fait Abraham de son fils Isaac. En outre la table est bien garnie : de multiples mets sont posés sur cette table parée d’une nappe : galettes, gateaux etc., accompagnés de coupes, de vases etc.
L’innovation de Roublev
Roublev ne modifie pas le sujet, mais déplace l’accent. L’icône habituelle de l’hospitalité d’Abraham (toujours perpétuée d’ailleurs jusqu’à nos jours) exposait une fête somptueuse en l’honneur de la visite des trois personnages. Celle de Roublev est devenue une contemplation silencieuse de Dieu en trois personnes venu parmi nous. Finalement Roublev, restant très fidèle à l’Ancien Testament qui prédit à plusieurs reprises la venue du Messie, a simplement rappelée QUI est en réalité accueilli par Abraham ayant supprimé pour cela tous les éléments superflus et s’étant concentré que sur Dieu en trois hypostases,.. Le récit biblique, comme le dialogue, nous présente en effet tantôt un, tantôt trois personnages et le pluriel est étrangement mêlé au singulier. « Seigneur, dit Abraham, daigne t’arrêter…. Vous vous réconforterez… » Sait Augustin, je crois, précise déjà la signification de la scène : « tres vidit, unum adoravit », dit-il d’Abraham, « il vit trois (personnes), il adora un seul (Dieu).
Que sont devenus sur l’icône de Roublev les 3 éléments des icônes à ce sujet ? Dans celle-ci le décor est renvoyé en haut, dans un espace restreint, les trois éléments (maison arbre, colline) réduits à ne figurer que comme symboles. Abraham et Sara ont disparu. Rien sur la table sauf une coupe. Quant aux trois anges, ils occupent la quasi-totalité de l’icône.
2ème partie : LE COLLOQUE DIVIN
Regarder et contempler
Le P. Assémat : On a tout dit de cette icône : sa beauté souveraine, la finesse et la douceur des visages, leur similitude parfaite, la paix sereine qui émane du tableau, la communion frappante entre les personnes, leur « mouvement immobile », l’harmonie et la richesse somptueuse des couleurs, la luminosité qui semble jaillir des anges aux ailes d’or, le jeu des lignes droites et des lignes arrondies, la légèreté presque immatérielle de l’ensemble…
Comment vous-même nous invitez-vous à l’examiner ?
N. Greschny : Il faut se contenter de la regarder lentement, très lentement. En Occident et peut-être plus spécialement en France, vous voulez toujours analyser méthodiquement, rationnellement. Une icône, particulièrement celle-ci, exige qu’on la contemple. Il faut en quelque sorte se laisser imprégner de tout ce qu’elle reflète.
Les visages des trois anges expriment une certaine gravité sans aucun doute, mais aussi, et tout autant, une douceur étonnante, une paix qui rayonne. Or ceci est très particulier à Roublev et mérite une attention singulière. Je crois que pour obtenir ce résultat Roublev a utilisé une technique nouvelle qui venait d’être découverte. D’après l’italien Vassari, le peintre Hubert Van Eyck (le frère aîné de Jean, beaucoup plus connu) inventa un mélange, celui de l’œuf, de l’huile et de l’eau, et ce mélange œuf-huile-eau (à la place d’œuf-eau) fut particulièrement heureux car c’est grâce à lui que l’on put atteindre un modèle extrêmement doux…
De manière générale Roublev opte de peindre des êtres de paix et de tendresse. Et c’est cela qui est frappant vu le contexte historique de son époque : la Russie étant sous le joug des tartares subit de nombreux horreurs, tels que rançons, meurtres, violences de toute sorte.. Le monastère de la Trinité Saint Serge est incendié, la cathédrale de la Dormition à Vladimir, celle-là même que Roublev a couverte de fresques, est saccagée.
En saine logique il devrait faire appel à un Dieu vengeur, invoquer sur les ennemis les colères du ciel. Et voilà que, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, sans doute parce que dans sa foi profonde il se plonge dans le Christ de l’évangile, il songe à un Dieu infiniment compatissant, plein d’amour pour un peuple dont les souffrances débordent, à un Dieu tout proche des hommes, plein de pitié et de tendresse, un Dieu d’une paix infinie et d’une douceur inouïe, qui pourra apaiser les populations, leur redonner espoir.
Des ouvertures théologiques…
(Schéma du mouvement circulaire qui unit les trois personnes, p. 54)
Roublev a délibérément choisi le mouvement circulaire dans les personnages. Les regards de chacun des trois anges, le jeu de leurs mains, l’inclination de leur tête respective, tout cela exprime manifestement une communion extraordinaire entre eux car dans sa foi, Roublev a voulu montrer visuellement cette communion intense entre les personnes divines, cette sorte de communication silencieuse certes mais si expressive. Les trois personnages échangent, se livrent, s’épanchent l’une dans l’autre ; on pourrait presque dire à leur sujet qu’elles tiennent colloque.
Roublev a pensé à leur similitude, à leur unité totale : les trois hypostases ne font qu’un… Mais il a songé aussi à leur communion interne, périchorèse dans la théologie grecque et circumincession dans la théologie latine. Car la théologie en général considère la Trinité de deux manières : ad intra, à l’intérieur d’elle-même ; elle contemple ce que font ou ce que sont les trois personnes ; elles vivent en totale communion… ad extra, à l’extérieur d’elle-même, à l’égard du monde, envers les hommes.
Au centre de tout : la coupe
(Schéma p. 58)
Quel est le centre du mouvement circulaire décrit ci-dessus ? La coupe. Les trois personnes l’entourent et en plus elle se trouve au cœur d’une coupe plus vaste que forment les deux anges latéraux depuis leur tête jusqu’à leurs pieds. Le sujet de leur colloque ne peut être que la coupe. Tel que Roublev nous la présente, le mystère de la Trinité dans son mouvement ad extra est tout entier suspendu au mystère de cette coupe. C’est de toute évidence une coupe eucharistique. Posée sur un autel (car cette table est un autel), peinte sur une iconostase derrière lequel se déroule la divine liturgie, près des portes royales qui donnent accès au sacrifice eucharistique, cette coupe ne peut avoir d’autre sens. Réunis autour d’elle, c’est à son sujet que les trois personnes divines, venues chez Abraham, tiennent colloque.
Mais pour aller plus avant dans ce colloque, il est nécessaire de savoir, au préalable, qui, parmi elles est le Père, qui est le Fils, qui est l’Esprit Saint.
3ème partie : LES TROIS ANGES
Des opinions divergentes sur l’identification des personnages…
N. Grescny : Comment parler des trois hypostases, des trois personnes divines ? Je ne sais pas. Notre vocabulaire est toujours nécessairement inadéquat.
Le P. Assémat : Qui donc « symbolise » chacun des trois anges, par rapport aux trois personnes de la Trinité ?
N. Greschny : Les interprétations sont diverses, mais il y en a trois principales.
Pour les uns, l’ange central figure le Père, encadré du Fils à sa droite, et de l’Esprit Saint à sa gauche. Parmi les tenants de cette opinion, on trouve un homme aussi compétent que Paul Evdokimov et quelqu’un comme Louis Réau, le très grand spécialiste de l’art chrétien.
Pour d’autres, il faut regarder les personnages de gauche à droite dans l’ordre rigoureux du Credo : Père, Fils, Esprit-Saint.
Une tradition familiale…
Je respecte les deux opinions dont je viens de parler, mais pour ma famille des raskolniks (vieux croyants) l’ange central est le Père ; l’ange à sa droite (donc à notre gauche) est l’Esprit ; l’ange à sa gauche (donc à notre droite) est le Fils.
Parmi les symboles : le rocher…
Tout d’abord regardons le haut de l’icône ou se trouvent la maison, l’arbre et la montagne. Ils rappellent le chêne de Mambré, la tente d’Abraham, la montagne au pied de laquelle se déroule le scène. Mais ici ils n’ont été retenus que comme symboles.
Regardez la montagne : drôle de montagne en vérité. Elle est peinte selon le modèle stéréotypé, semblable à des boîtes que l’on aurait empilées les unes sur les autres. En plus elle a la forme d’une grande vague, en mouvement vers notre gauche. C’est le grand rocher de Daniel. A propos d’un songe de Nabuchodonosor, le prophète Daniel nous parle d’un rocher qui se détache, frappe une immense statue, symbole des quatre empires du mal, et devient une grande montagne qui remplit l’Univers. Ce rocher désigne un être divin qui vient instaurer un nouveau royaume à la place des anciens qu’il aura détruits. Ce rocher dans toute la tradition, c’est le Messie, c’est le Christ, le Fils de Dieu.
P. Assémat : « Ce rocher était le Christ » dit aussi Saint Paul, bien que dans un contexte différent à propos de Moïse frappant le roc dans le désert.
N. Greschny : oui, le rocher étant le symbole du Christ, l’ange qui se trouve au-dessous de lui est manifestement désigné comme le Fils, celui qui prendra chair pour devenir le Christ.
Le bâtiment et l’arbre.
P. Assémat : Votre argumentation est lumineuse mais vous savez que vous allez à l’encontre de traditions qui dans leur ensemble ne voient jamais là, à droite, le Fils. On le reconnait plutôt à gauche sous l’Eglise, Eglise du Christ.
N. Greschny : oui, le bâtiment à gauche désigne effectivement l’Eglise. Mais quand Saint Paul parle d’elle, il ne dit jamais qu’elle est le temple du Christ. Il dit bien qu’elle est le corps du Christ. Mais il affirme surtout que l’Eglise est le temple de l’Esprit…Ce symbole de l’Eglise désigne donc l’ange de gauche comme l’Esprit.
Quant à l’arbre c’est l’arbre de la vie, l’arbre de la création, d’un vert très sombre. Et c’est toujours le Père qui est considéré comme le Créateur.. L’ange du milieu est bien le Père. Cet ange est celui qui attire en premier l’attention. Dans la théologie orientale et occidentale même si on admet l’égalité entre les personnes, l’on accorde une certaine préséance au Père ; il est toujours nommé le premier ; il est considéré comme source de la vie ; le credo lui attribue la création ; il ajoute que le Fils est né de Lui, que l’Esprit procède de Lui… Celui qui dans l’icône a manifestement la prééminence ne peut à mon avis que désigner le Père.
A propos des couleurs…
Bien d’autres arguments suffisent à désigner le Père, par exemple les couleurs. Il est vêtu d’une tunique rouge pourpre et d’un manteau bleu comme les grands dignitaires impériaux, avec cette bande jaune, le claviculum, qui est leur insigne.
Prenons l’ange de droite : il est vêtu d’une tunique bleu (comme le manteau du Père) et d’un manteau d’un vert très doux, mais franchement vert. Le bleu symbolise la sagesse, le vert la nature. Il s’agit donc de la Sagesse Incarnée, c’est-à-dire du Verbe, la deuxième personne de la Trinité.
Passons à l’ange de gauche : pouvez-vous m’indiquer la couleur de ses vêtements ? C’est impossible. Car ils reflètent en réalité une multitude de couleurs : du bleu, du rouge, de l’ocre jaune, des teintes irisantes, nacrées… « L’Esprit souffle où il veut » dit l’Evangile ; il ne peut être limité, contenu, déterminé par tel signe. Il n’a pas d’attribution définie sur le plan des couleurs.
Des éléments de critique externe…
P.Assémat : Au point où nous en sommes, je ne puis m’empêcher d’établir une comparaison entre votre hypothèse et celle de Paul Evdokimov. Ce dernier s’appuie sur un texte pour affirmer que le Fils est l’ange de gauche et non pas l’ange de droite.
N. Greschny : Je connais ce texte : il relate comment une ambassade fut envoyée par le grand prince de Moscou à un Khan de Caucase. Hélas ! C’était un fait courant ; les Russes durent longtemps payer tribut à leurs oppresseurs et faire acte d’allégeance à leur égard.
Cette ambassade porte, parmi d’autres présents, une reproduction de la « Trinité » de Roublev sur laquelle justement, contrairement à ce qui se passe pour l’original, chacune des personnes est désignée en langue tartare.
P. Assémat : Si la reproduction est fidèle, nous avons la clef de toutes nos recherches.
N. Greschny : C’est évident. Le texte qui raconte l’ambassade affirme que le Fils se trouve à gauche.
P. Assémat : C’est bien en effet ce que reprend Evdokimov.
N. Greschny : J’avoue que la position d’Evdokimov m’étonne beaucoup. Il a commis, à mon avis, une très grosse méprise. Un homme qui connaît l’art de l’icône sait très bien que l’on considère une icône comme un sujet : quand on parle de sa droite il s’agit toujours de la droite de l’icône, c’est-à-dire de notre gauche. Quand on parle de la gauche de l’icône, il s’agit de notre droite.
Ce texte, loin de me contredire, vient au contraire appuyer mon analyse : le personnage à gauche de l’icône, c’est-à-dire donc à notre droite, désigne le Fils. C’est bien ce que j’essaie d’expliquer.
Un argument déterminant
C’est le contenu de la coupe eucharistique. Au dire de ma famille, le personnage de droite se mire dans le vin de son sang de cette coupe et, à sa surface apparaissent les traits de son Visage, de sa Sainte Face.
P. Assémat : S’il en est ainsi, si la coupe contient une Sainte Face tournée vers la droite, je comprends en effet pourquoi votre famille voit dans cet ange, la personne du Fils… Mais il faut le prouver.
Le problème de la restauration de l’icône…
P. Assémat : On ne voit pas très clairement ce qui est dessiné dans cette coupe.
N. Greschny : C’est exact. Car cette icône a subi de nombreuses restaurations qui cachaient l’original. Ce n’est qu’en 1926 que toutes les couches postérieures ayant été enlevées on est ainsi arrivé à l’œuvre même de Roublev.
Le contenu de la coupe…
J’ai fait agrandir et j’au scruté la grande reproduction de très bonne qualité, établie en Union Soviétique et je peux dire que, malgré que quelques petits fragments soient tombés le reste est suffisamment clair pour confirmer ce que disait ma famille : c’est une « Sainte Face » qui est peinte dans la coupe, reflétant le visage de l’ange de droite qui n’est autre, par le fait même, que le Fils.
4ème partie : L’OBJET DU COLLOQUE
La « Sainte Face » ou « Mandylion »
P. Assémat : Pouvez-vous nous donner des explications sur cette Sainte Face ?
N. Greschny : il y a deux légendes, occidentale et orientale, où il s’agit de l’impression de visage du Christ sur une étoffe. L’une parle de Véronique. Dans le culte catholique du chemin de la Croix, elle est une femme qui voulut essuyer le visage de Jésus. En retirant le voile dont elle se servait, elle s’aperçut que le visage du Seigneur avait été comme imprimé sur l’étoffe.
Chez nous le roi d’Edesse, Abgar, malade de la lèpre et apprenant la puissance de Jésus, lui dépêcha une ambassade pour le prier de venir le guérir. Pour toute réponse, le Christ s’étant lavé, épongea son visage. Comme ses traits s’étaient aussitôt fixés sur le linge qu’il avait utilisé, il donna ce tissu à l’ambassadeur du roi d’Edesse, pour qu’il le porte à Abgar. Dès que celui-ci le reçut il fut guéri. La légende orientale révèle un fait historique. On voyait à Edesse « quelque chose » sur quoi était présent le visage du Christ. A mon avis il s’agissait du fameux linceul de Turin (linge funéraire qui enveloppa le cadavre de Jésus. Tout le corps de Jésus y compris sa face s’est miraculeusement « imprimé » en négatif sur la toile sans déformation aucune, malgré les plis du linge, au moment même de Sa résurrection). Le linceul fut transporté à Constantinople en 944 où on l’exposait de temps en temps, plié de multiples fois, pour présenter que le visage, comme on le fit par la suite dans la capitale de l’empire byzantin.
P. Assémat : Je pensais que le mandylion était une icône.
N. Greschny : Vous n’avez pas tort. Car la vue de ce visage si impressionnant inspira les peintres, qui reproduisirent sur leurs icônes la tête du Christ avec des traits tirés de l’image (tout cela a été analysé)… si bien qu’il y eut une sorte de portrait « officiel » du Christ, avec cheveux longs, barbe, etc. qui s’est perpétué jusqu’à nous.
Le premier visage du Christ sur le linceul, c’est la première image de Lui non faite par la main de l’homme… Les icônes n’ont cessé de le reproduire de multiples façons.
P. Assémat : Qu’est-ce donc au juste que cette « Sainte Face ? »
N. Greschny : Le sujet de cette Sainte Face, c’est uniquement le visage du Christ, douloureux et glorieux à la fois. Glorieux parce que pour nous, aujourd’hui, on ne peut représenter le Christ que vivant, rayonnant de splendeur ; douloureux parce que le point de départ, c’est son visage ensanglanté, meurtri, pratiquement tel, que vous le représentez sur le suaire de Véronique.
P. Assémat : Le linge de Véronique en Occident comme le mandylion en Orient renvoient donc tous les deux au mystère de la passion du Christ ?
N. Greschny : Tout à fait, même si ce visage est glorieux chez nous. Et l’expression « Sainte Face » jouit pratiquement du même sens dans les deux traditions.
Le descendant d’Abraham…
P. Assémat : Pour revenir à la coupe de la « Trinité » de Roublev, en montrant qu’elle contient la sainte Face du Christ, vous affirmez par le fait même qu’elle évoque sa passion.
N. Greschny : « Evocation de la Passion » et « Sainte Face » pour nous c’est la même chose.
Et vous comprenez tout de suite ce que l’on peut lire sur l’icône de la « Trinité ». Le personnage de (notre) droite, le Fils, se mire dans la coupe ; il y voit sa face ; il perçoit déjà tout le mystère de la Croix.
P. Assémat : Et les deux autres personnages avec lui…
N. Greschny : Il faut reprendre le sens de la scène entière. Les trois personnages sont venus rendre visite à Abraham pour lui parler de ce qui le préoccupe. Il n’a pas de fils. Il en espère toujours un, car il lui a été promis qu’il aurait des descendants aussi nombreux que les grains de sable du rivage ou les étoiles du ciel. Mais il n’en a toujours pas et il prend de l’âge ainsi que sa femme…
Les trois personnages viennent lui annoncer un descendant l’an prochain.
N. Greschny : Son fils Isaac.
N. Greschny : Plus qu’Isaac, infiniment plus qu’Isaac. Il faut écouter saint Paul là-dessus : lorsque Dieu promit un fils à Abraham, il lui parla d’un descendant ; il ne parla pas de « descendants » au pluriel, mais de «descendant » au singulier. Car ce descendant était le Christ.
« Il n’est pas dit : aux descendances, comme s’il s’agissait de plusieurs, mais c’est d’une seule qu’il s’agit : à ta descendance c’est-à-dire au Christ » (Galates 3 / 16)
P. Assémat : Les trois personnes viennent donc annoncer à Abraham et à travers lui à l’humanité, ma naissance du Christ.
N. Greschny : La naissance du Christ qui viendra sauver tous les hommes, ce Christ qui est le Verbe, le Fils, celui que nous voyons sur l’icône à notre droite. C’est Lui qui sera envoyé, c’est Lui qui nous sauvera.
Voilà de quoi s’entretiennent les trois personnes. Mais en annonçant le salut, elles parlent de la façon dont il se réalisera, par la passion du Fils, qui déjà devine sa destinée dans la coupe. Pour assurer ce salut Il devra connaître la croix.
Regardez le Fils, à droite, la tête penchée vers la coupe, le visage grave. Il accepte d’avance sa mission douloureuse, la main droite abaissée manifestant ce mystère de son consentement.
Le Père et l’Esprit
P. Assémat : Et les deux autres personnages parlent de lui…
N. Greschny : Le Père, au centre, est tourné vers lui. Regardez la façon dont il est assis ; seule la tête penche à sa droite ; tout son corps va vers le Fils, le Fils bien-aimé, en qui il se complaît, comme le dit plusieurs fois l’Evangéliste. C’est le Fils qu’il a engendré de toute éternité et qu’il envoie parmi les hommes. Combien de fois, le Christ parlera du Père comme de celui qui l’a envoyé.
P. Assémat : Et comment interprétez-vous la tête penchée vers l’Esprit ?
N. Greschny : Tout en étant tout entier au Fils, le Père est aussi tout entier à l’Esprit comme pour lui donner un rôle : c’est lui qui guidera le Fils tout au long de sa vie humaine et qui l’assistera plus particulièrement dans sa mission crucifiante. Voyez d’ailleurs comment l’Esprit le regarde, dans une attitude ferme, droit ; il le soutiendra. Comme ce regard est à la fois plein de bonté et d’assurance .
Ici encore combien de fois nous entendrons le Christ dans l’Evangile parler de cette aide de l’Esprit : il le dira de multiples manières, par exemple en citant Isaïe : « l’Esprit de Dieu repose sur moi ; l’Esprit de Dieu m’a envoyé ».
P. Assémat : Le Père et l’Esprit ont chacun leur main droite dirigée vers le Fils ou vers la coupe, ce qui, je suppose, revient au même. Serait-ce une confirmation de ce que vous dites ?
N. Greschny : Il faut peut-être expliquer la position de ces mains et plus encore des doigts, notamment de l’index et du majeur.
D’ordinaire ce geste de la main droite est le geste par excellence du Christ, du Christ Pantocrator par exemple ; vous pouvez l’observer sur quantité d’icônes ; la main est alors levée, la paume tournée vers nous. C’est un geste de bénédiction « au nom du Seigneur ».
Le geste des deux mains droites…
(p. 94-95)
P. Assémat : Chacun des doigts est disposé d’une manière particulière.
N. Greschny : Ils veulent signifier effectivement « le nom du Seigneur ».
Le nom du Seigneur, c’est Jesus Christos, soit IC et XC en grec. L’index droit et le majeur incurvé forment I et C ; l’annuaire et le pouce se croisent pour former un X du moins en principe, car souvent on se contente de les joindre ; l’auriculaire légèrement courbé forme le C final.
C’est donc la position d’une main qui bénit au nom de Jésus Christ. C’est pourquoi les évêques en Occident l’ont adopté… et c’est aussi de cette manière que les vieux croyants tracent sur eux le signe de la Croix.
P. Assémat : Ce n’est pas ce geste qui est dépeint ici ?
N. Greschny : C’est bien celui-là sans aucun doute. Vous apercevez la main non pas du côté de la paume mais du côté du dos. C’est la raison pour laquelle on ne voit pas le pouce. Mais on perçoit très bien l’index et le majeur et l’on devine, recourbés, les deux derniers doigts.
P. Assémat : Que font exactement le Père et l’Esprit ?
N. Greschny : On ne peut affirmer ici qu’ils bénissent mais ils désignent le Fils en indiquant son nom de leur main droite. Ce geste de désignation est très fréquent. Roublev par exemple s’en sert dans maintes circonstances ; regardez l’évangéliste Matthieu dans le jugement dernier de Vladimir. De sa main droite, il désigne son évangile de Jésus Christ. (p. 120)
Mais les deux anges font plus que désigner le Christ de leur main droite. Ils sont garants de sa mission. Ils portent témoignage de lui.
C’est ce qu’il dira lui-même : « Le Père qui m’a envoyé me rend témoignage » (Jean 8/18). « Lorsque viendra le Paraclet l’Esprit de Vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi. (Jean 15/26).
La conjonction des trois mystères…
P. Assémat : Les trois grands mystères chrétiens, ceux de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, c’est-à-dire les sujets les plus élevés de la pensée humaine sur Dieu sont en quelque sorte condensés en cette icône.
N. Greschny : Les trois anges sont venus comme des pèlerins auprès d’Abraham (le bâton qu’ils tiennent à la main nous le rappelle). Ils parlent ; ils expriment un mystère ; ils vont repartir. Mais Roublev fixe ce moment-intemporel-unique-éternel- où la Trinité se dit elle-même, en parlant de l’Incarnation du Fils et, au-delà, de son œuvre de Rédemption.
Cette icône est d’une pénétration théologique qu’on n’arrivera pas à épuiser.
Un Dieu qui veut partager la souffrance humaine…
P. Assémat : Au fond Roublev nous montre les trois personnes divines non pas occupées d’elles-mêmes mais soucieuses de l’homme, dans ce que vous appeliez leur œuvre ad extra.
N. Greschny : Roublev montre un Dieu serviteur de l’homme, un Dieu compatissant à l’infini. Le Fils sera envoyé non pas pour enlever ou supprimer la souffrance d’un coup de baguette magique, ne rêvons pas… mais pour la vivre, l’assumer ; non pas pour exterminer les violents mais pour se mettre du côté des opprimés et prendre sur Lui leurs douleurs.
La coupe sur la table est au cœur des trois anges. Mais cette table est ouverte du côté des spectateurs, de notre côté, comme si la coupe nous était offerte.
Il faut prendre la coupe pour entrer dans le mystère de Dieu.
Dans l’ordre de la spiritualité…
P. Assémat : Roublev parlait du mystère eucharistique, de cette messe qui est le cœur de la vie chrétienne… comme pour déclarer qu’on ne comprend pas Dieu qu’en prenant la coupe. Jésus dit « Si vous ne buvez le sang du Fils de l’Homme vous n’aurez pas la vie en vous », c’est-à- dire vous n’aurez pas de part avec moi ni avec le Père, vous ne saurez pas me rencontrer, me comprendre. Tout cela peut être rattaché à l’icône. La gloire du Christ est liée à sa passion. C’est lorsque Jésus parlait de sa mort et de sa passion à Jérusalem, nous dit Luc, qu’il fut transfiguré sur la montagne devant Pierre, Jacques et Jean.
N. Greschny : Je crois qu’en contemplant cette icône on est amené à méditer sur de multiples thèmes de la théologie, autant d’ailleurs de la théologie occidentale que de la théologie orientale.
5ème partie : RESONANCES THEOLOGIQUES
Un autel romain…
N. Greschny : Les trois anges sont disposés autour d’un autel romain. Manifestement ce n’est pas un autel oriental ; chez nous, de façon générale, l’autel est une simple table, de modeste dimension. L’ouverture que l’on voit sur le devant de l’autel est typique de l’autel romain. C’est la fameuse « fenestrella confessionnis »- une cavité munie parfois d’une grille par laquelle on pouvait voir les reliques d’un saint. Je trouve tout à fait étrange que, pour sa « Trinité », Roublev ait choisi un tel autel. Nous avons là une preuve flagrante qu’il connaît l’Occident. Pour moi, il unit pensée latine et pensée grecque jusque sur son icône.
Une époque d’intenses discussions théologiques…
N. Greschny : Occidentaux et orientaux ont une théologie différente sur le dogme du mystère de la Trinité. Les orientaux s’en tiennent au Credo défini aux conciles de Nicée et de Constantinople : « L’Esprit procède du Père ». Les occidentaux ont peu à peu introduit dans ce Credo une formule nouvelle, le fameux « filioque », que Rome a finalement accepté : « L’Esprit procède du Père et du Fils ».
Pendant des siècles les deux courants de pensée ont été admis sans que les différences posent des problèmes. Il en fut tout autrement après la séparation des deux églises qui se mirent alors (je résume, bien sûr) à se traiter mutuellement d’hérétiques, au point de ne retenir strictement que leur formule sur la Trinité, prenant bien soin de ne pas accepter celle de l’adversaire ou même de l’ignorer totalement.
L’intense discussion à ce sujet à aboutit au concile de Florence en 1439, concile aux suites malheureusement éphémères. Roublev était sûrement au courant de la pensée occidentale sur ce mystère.
Des sensibilités théologiques diverses…
Roublev a su intégrer dans sa méditation les deux positions orientale et occidentale. On peut y faire deux lectures, l’occidentale et l’orientale, du dogme de la Trinité. Elles rendent compte de toutes les définitions dogmatiques.
« L’Esprit procède du Père », comme du Principe Premier, de la Source, disent les orientaux : le Père au centre, personnage apparemment le plus important, porte ses regards vers l’Esprit, comme s’il se donnait à lui. L’Esprit tient tout de Lui.
« L’Esprit procède du Père et du Fils », disent les Occidentaux : regardez le visage du Père et celui du Fils à droite, leur manière d’être assis, leur inclination ; ils sont tous deux tournés vers la gauche, vers l’Esprit.
« L’Esprit procède du Père par le Fils », c’est la formule qui rallie pratiquement occidentaux et orientaux. Le Père se porte vers l’Esprit mais en même temps par sa main droite et par l’ensemble de son attitude, il englobe le Fils à droite, il passe par lui pour se donner à l’Esprit.
Toutes les sensibilités théologiques sont respectées ; aucun théologien, de quelque bord qu’il soit, ne saurait être froissé à la vue de cette icône.
Nulle part et à aucune époque de l’Eglise, l’on ne trouve une méditation aussi dense sur le mystère de la Trinité. Par l’harmonie des lignes, par les couleurs, par le mouvement des têtes, par l’orientation des regards, par le jeu des mains, Roublev traduit en un tableau d’une simplicité déconcertante, ce que tous les livres de théologie n’ont jamais pu exprimer.
6ème partie : HARMONIQUES SPIRITUELLES…
Dernières impressions…
N. Greschny : l’icône de la « Trinité » d’André Roublev est une œuvre admirable. Que l’on tienne compte des formes, que l’on considère l’harmonie des couleurs, que l’on soit sensible à la structure de la composition, tout nous émerveille. L’icône de la «Trinité » est une œuvre d’art incomparable. Et pourtant ce n’est pas comme telle qu’il faut la regarder. Elle est avant tout, dans l’esprit de Roublev, une œuvre religieuse ; plus encore que toute icône, à cause de son degré d’élévation, c’est un objet de piété que l’on se doit d’approcher dans la foi. Serge de Radonèje disait souvent qu’il faut « Vaincre la déchirante division de ce monde par la contemplation de la Très Sainte Trinité ».
Un message… :
Cette union entre les trois anges, cette communion intense entre eux, ce colloque incessant qu’ils tiennent dans l’Amour, voilà le plus haut sujet de contemplation pour les hommes.
Nous faisons l’expérience quotidienne de nos séparations, de nos divisions, entre individus, entre groupes, entre nations… Roublev nous met devant les yeux ce mystère d’unité de la Trinité auquel nous sommes conviés à participer. C’est à la destinée même de l’humanité que nous méditons devant cette icône.
L’icône nous parle d’une part du dialogue, de la communion, entre les trois personnes, et d’autre part de l’engagement de Dieu Trinité dans la passion du Fils. Lors des nombreuses restaurations de l’icône l’intérieur de la coupe avait été garni de plusieurs peintures représentant tantôt l’Agneau immolé, tantôt une grappe de raisin, mais toutes ces interprétations faisaient nettement allusion à la passion du Christ. La contemplation des Trois autour de la coupe doit nous introduire à la plus haute méditation. C’est dans la foi et dans la foi seulement que l’on pénètre la profondeur de cette icône. Un non croyant peut en saisir la beauté et la grandeur ; seul un croyant peut entrer dans son mystère. C’est le cas de redire, comme le Christ : « Heureux ceux qui voient ce que vous voyez ».
P. Assémat : Voulez-vous dire que finalement cette icône doit nous faire accéder à la prière ?
N. Greschny : Je le pense. C’est son unique but. C’est la plus haute prière que Roublev nous introduit. C’est, plus que son art, ce qui fait l’incomparable splendeur de cette icône.