Jean-Claude LARCHET

Jean-Claude LARCHET

Jean-Claude LARCHET

Jean-Claude LARCHET est l’un des principaux théologiens orthodoxes contemporains, éminent patrologue et l’un des meilleurs spécialistes de saint Maxime le Confesseur. Docteur en théologie et en philosophie, il a un style brillant et d’une lucidité inspirée, sachant parler des choses complexes d’une façon très limpide (voir p.ex. son introduction à une œuvre très dense de saint Maxime le Confesseur « AMBIGUA »). Il a su faire une synthèse lumineuse des œuvres des Pères. Quelque soit le thème choisi Jean-Claude Larchet sait toujours en parler de façon très éclairée ne s’éloignant pas d’un iota de la tradition patristique.

Il a eu la grâce de Dieu de rencontrer des saints des temps modernes : le père Justin PopoviĆ, l’Archimandrite Sophrony Sakharov, et, au cours de deux longs séjours au mont Athos, les disciples du starets Joseph l’Hésychaste – l’Ancien Ephrem de Katounakia, l’Ancien Ephrem de Philotéhou, l’Ancien Charalampos – et surtout le starets (aujourd’hui saint) Païssios (Eznépidis) avec qui il a de longs entretiens et dont le soutien aura pour la suite de sa vie une grande importance.

J‘ai la joie de vous faire partager quelques extraits de son livre : « L’inconcient spirituel » et de ses quelques autres oeuvres.

Bonne lecture!

Jean-Claude LARCHET

« L’inconscient spirituel »

extraits du livre

Chapitre 2: Les grands principes de l’anthropologie chrétienne

Les différents chapitres de ce livre font constamment référence à l’anthropologie chrétienne telle qu’elle ressort, surtout, de l’enseignement des Pères grecs. Aussi est-il indispensable d’en rappeler les principes fondamentaux (pour un exposé de détail, voir mon livre Thérapeutique des maladies spirituelles, Paris, Éditions du Cerf, 4e éd. 2000) .

L’anthropologie chrétienne a une caractéristique essentielle : elle ne conçoit pas l’homme indépendamment de la relation de celui-ci à Dieu. Cette relation à Dieu caractérise l’homme à la fois dans son être et son devenir.

La base de l’anthropologie chrétienne est biblique, et réside dans l’affirmation que l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 26). Cette affirmation, bien qu’elle se retrouve dans le livre de la Genèse et apparaisse dans le contexte de la création de l’homme, ne concerne pas seulement le premier homme, mais s’applique à tout homme. Elle concerne donc la nature même de l’homme et est constitutive de sa définition.

L’image désigne surtout la constitution naturelle de l’homme. L’homme est à l’image de Dieu dans sa nature même, surtout par les facultés supérieures qu’il possède : son intellect (nous), sa raison (logos), sa volonté (thelèma, thelèsis), sa faculté de choix (proairesis), sa puissance d’aimer. Mais un certain nombre de commentaires patristiques soulignent que l’homme est en réalité à l’image de Dieu par l’ensemble de ses facultés.

Alors que l’image est d’emblée donnée à l’homme, en tant que constitutive de sa nature, la ressemblance doit être acquise personnellement par lui : elle consiste dans les vertus, dispositions habituelles ou états (exeis) spirituels qui attachent l’homme à Dieu et le rendent semblable à Lui. On peut dire que l’image de Dieu se rapporte plus particulièrement à l’être (einai) de l’homme, tandis que la ressemblance se rapporte plus particulièrement à sa façon d’être (tropos uparxeôs), plus précisément à son être-bien (eu einai), lesquels se présentent à lui au départ comme un devoir-être.

Il y a cependant un rapport étroit entre l’image et la ressemblance.

D’abord, l’image est ce qui permet à l’homme de réaliser la ressemblance : c’est sur la base des puissances (dunameis) ou facultés constitutives de l’image et au moyen de leur énergie (energeia) que l’homme pourra accomplir les vertus par lesquelles se réalisera la ressemblance.

Ensuite, comme le soulignent certains commentaires patristiques, les vertus sont déjà présents en germe dans la nature même de l’homme, et chaque personne a comme tâche de les faire croître en elle-même. Ainsi selon le livre de la Genèse, Dieu ne dit pas : « Créons l’homme à notre image, en vue de notre ressemblance », mais « à notre image et ressemblance », parce que la ressemblance a déjà été donnée dans une certaine mesure à l’homme dès sa création : l’homme a été créé étant orienté vers la réalisation de la ressemblance et commençant déjà à la réaliser.

Enfin, c’est dans la réalisation de la ressemblance que l’image réalise sa finalité et trouve son accomplissement (sumplèrôsis) et sa perfection (plerôma). Ainsi, un homme doué de l’intelligence, de volonté et de libre arbitre, mais qui ne serait pas tempérant, chaste, désintéressé, doux, humble, bon, etc., ne serait pas un homme accompli ni parfait (cf. Eph 4, 13).

Si l’on veut exprimer tout cela d’une autre façon, on peut dire aussi, avec beaucoup de Pères, que l’homme est destiné par nature à devenir dieu par grâce. Bien que la déification de l’homme soit elle-même le fruit de la grâce, la nature de l’homme est néanmoins constituée de telle sorte qu’elle puisse se disposer à recevoir cette grâce et à accomplir ce but ; elle est créée par Dieu en étant dynamiquement orientée vers la réalisation de cette finalité que Dieu lui a attribuée.

Cela signifie que, dans l’homme, toutes les facultés sont faites pour qu’il puisse, par elles, se tourner vers Dieu et s’unir à Dieu. Ainsi l’intelligence sous sa forme intuitive (nous) et sous sa forme rationnelle (logos) est faite pour connaître Dieu, la faculté désirante (epithumia, epithumetikon) est faite pour désirer Dieu et L’aimer; la puissance irascible ou ardeur (thumos) est faite pour combattre le mal, écarter les tentations, et mettre en œuvre le zèle que nécessite la vie spirituelle ; la volonté est faite pour se conformer à la volonté de Dieu et accomplir Ses préceptes, la mémoire est faite pour se souvenir de Dieu ; les sens et l’imagination sont faits pour servir de base à la contemplation…

Mais cela signifie aussi que, naturellement et spontanément, ces facultés ou puissances (dunameis) sont par leur activité orientées vers Dieu.

C’est précisément à cette orientation vers Dieu des facultés de l’homme que correspondent les vertus. C’est pourquoi la vie vertueuse est considérée par les Pères comme étant « conforme à la nature » (kata phusin).

Les commentaires patristiques de livre de la Genèse, lorsqu’ils décrivent l’état paradisiaque, nous montrent le premier homme, Adam (qui représente l’homme tel qu’il a été créé par Dieu, en son état originel, naturel et normal), entièrement orienté vers Dieu dans tout son être, par toutes ses puissances s’activant pour Dieu. L’homme en cet état n’était pas pour autant pleinement accompli : il était dans un état dynamique de croissance, et plusieurs Pères le comparent à un enfant, avec ce que cela comporte comme fragilité et comme inachèvement. Mais en même temps cet état de croissance était un état normal et sain, parce que Adam menait un mode d’existence orienté vers Dieu, où toutes ses facultés, avec toute leur énergie, s’exerçaient pour Dieu, dans le but qu’il réalise la ressemblance à Lui et qu’il soit de plus en plus, personnellement et consciemment, uni à Lui.

Selon la foi chrétienne, ce processus de croissnce spirituelle n’est pas seulement le fruit de l’énergie humaine : il résulte d’une coopération (sunergeia) de l’énergie humaine et de l’énergie divine à laquelle Dieu donne à l’homme de participer et que l’on appelle aussi la grâce. Plus l’homme est pur, humble et vit selon les vertus, plus il peut laisser entrer et agir en lui la grâce ou l’énergie divine, et plus celle-ci se substitue à sa propre énergie, cette dernière n’étant pas abolie, mais volontairement et librement inactivée. Si l’homme qui a mené à son terme le processus de croissance spirituelle peut être divinisé, c’est précisément par l’action de l’énergie divine en lui, car ni sa puissance ni son énergie naturelles, ne lui permettent d’accéder à cet état qui est au-delà de sa nature, mais qui pourtant constitue l’accomplissement da sa nature, puisque, nous l’avons vu, les Pères enseignent que la fin ultime de l’homme, le but dans lequel il a été créé, c’est de devenir dieu par grâce, sa nature s’accomplissant dans un mode d’existence surnaturel.

Le péché ancestral est venu introduire des perturbations dans ce processus. Le péché ancestral- cofirmé et renforcé par les péchés des descendants d’Adam et Ève- est caractérisé par le fait que l’homme s’est volontairement détourné de Dieu. Au lieu de reconnaître Dieu comme le principe et la fin (arkhè kai telos) de son existence, l’homme s’est mis à ignorer Dieu. Par un détournement et une perversion de ses facultés de connaissance, l’homme a substitué à la connaissance de Dieu et la contemplation des créatures en Dieu la connaissance des créatures en dehors de Dieu et dans leur seules apparences sensibles. Par un détournement de sa faculté désirante et de ses sentiments, l’homme au lieu de désirer et d’aimer Dieu s’est mis à s ‘aimer lui-même en dehors de Dieu par une attitude passionnée que les Pères appellent « amour égoïste de soi » (philautia) et à aimer les créatures pour le plaisir sensible qu’elles lui procuraient dans cet amour égoïste de soi. L’homme voulant devenir dieu sans Dieu, a fait de lui-même une idole et a fait des créatures des idoles, relativisant l’Absolu et absolutisant le relatif. Par un détournement de sa puissance irascible (thumos), l’homme, au lieu de mener « le bon combat » (1 Tm 6, 12) contre les forces du mal et les tentations et de déployer son zèle pour s’unir de plus en plus à Dieu, s’est mis à combattre contre ce qui s’opposait à la satisfaction de ses désirs passionnés, et a déployé son agressivité contre son prochain, dans la colère, la haine, les rivalités, la domination. L’homme a pareillement détourné sa volonté de l’accomplissement de la volonté de Dieu pour en faire une « volonté propre », au service de ses propres desseins mondains et de ses désirs passionnés. La mémoire s’est détournée du souvenir de Dieu, pour se remplir des souvenirs des choses de ce monde. L’imagination, au lieu de fournir à l’homme des représentations pour la contemplation, s’est mise à créer des représentations correspondant à ses désirs passsionnés et à inventer toutes les formes du mal.

Bref, toutes les facultés de la nature humaine ont été ainsi détournées de leur usage originel, normal et sain, vers un usage pervers, contre nature (para phusin), déraisonnable

(para logon), anormal et maladif. Toute la nature de l’homme s’est mise ainsi à exister et à foctionner en dehors d’elle-même, dans un état non seulement d’altération mais d’aliénation.

De même que l’usage normal des facultés de l’homme constitue les vertus, leur usage anormal constitue les passions, dont le nom même signifie « maladies » et que les Pères, unanimement, considèrent comme les « maladies de l’âme », mais qu’il est sans doute préférable d’appeler de nos jours, « maladies spirituelles », pour éviter de les confondre avec des maladies psychiques (bien qu’elles puissent être la cause de ces dernières).

Les passions dans l’homme déchu sont innombrables. Afin de faciliter leur repérage et leur combat dans la vie spirituelle, les Pères les ont généralement classées ; mais plusieurs classsements ont été proposés.

Tout d’abord, dans un but de simplification, la tradition ascétique de l’Orient chrétien, à la suite d ‘Évagre le Pontique, en a dénombré neuf principales ou « génériques » : 1) la gastrimargie (gastrimargia), attachement passionné à la nourriture ; 2) la luxure (porneia), attachement passionné au plaisir sexuel ; 3) la philagyrie (philarguria) et la pléonexie (pleonexia), attachement passionné à l’argent et aux richesses matérielles ; 4) la tristesse (lupè), 5) l’acédie (akèdia) ; 6) la colère (orgè) qui représente toutes les formes pathologiques d’agressivité, 7) la crainte (phobos) qui s’étend de la peur à l’angoisse, en passant par l’inquétude et l’anxiété ; 8) la vanité (kenodoxia), fausse valorisation de soi davant soi-même et devant les autres ; 9) l’orgueil (uperèphania), attitude selon laquelle in affirme son indépendance par rapport à Dieu et sa superiorité par rapport aux autres (Voir ÉVAGRE LE PONTIQUE, Traité pratique, 5).

Un autre classement, compatible avec le précédent et le suivant, consiste à classer les passions en fonction de leur rapport avec les principales facultés ou puissances (dunameis) de l’âme (Voir JEAN CASSIEN, Conférences, XXIV,15). On peut ainsi distinguer : 1) les passions relatives à la puissance désirante (epithumia, epithumetikon) comme la gastrimargie, la luxure, la philagyrie, et la pléonexie, la crainte ; 2) les passions relatives à la puissance irascible (thumos), comme la colère (orgè) ; 3) passions relatives à la fois à la puissance désirante et à la puissance irascible, comme la tristesse (lupè) et l’acédie (akèdia) ; 4) les passions relatives à la puissance rationnelle (logikon), comme la vanité (kenodoxia) et l’orgueil (uperèphania).

Un troisième classement, proposé par saint Maxime le Confesseur, est particulièrement intéressant non seulement du point de vue de la pathologie spirituelle, mais de la psychipathologie, et quoique simple il parvient à inclure la multitude des passions.

Comme tous les Pères, saint Maxime considère que les trois effets du péché ancestral sont pour la nature humaine : la passibilité, la corruptibilité et la mortalité. L’irruption de la passibilité dans l’homme à la suite du péché ancestral l’a amené à faire l’expérience du plaisir et de la douleur, lesquels n’existaient pas dans l’état paradisiaque.

Le plaisir et la douleur exercent un pouvoir très fort sur l’homme déchu : celui-ci est très fortement attiré par le plaisir, tandis qu’il éprouve une vive répulsion vis-à-vis de la douleur.

De ces deux tendances, l’attrait pour le plaisir est fondamental : l’homme ne fuit la douleur que parce qu’elle est un état qui le prive de plaisir et qui est opposé à lui.

Cet attrait pour le plaisir s’explique par le fait qu‘il est devenu pour l’homme déchu un substitut de la jouissance spirituelle qu’il éprouvait originellement dans son désir de Dieu et son union à Lui dans l’amour et la connaissance. C’est pourquoi l’attrait pour le plaisir apparaît intimement lié à l’ignorance de Dieu et à l’amour égoïste de soi (philautia).

Selon saint Maxime c’est de la double tendance de l’homme, à rechercher le plaisir et à fuir la douleur pour satisfaire l’amour égoïste de soi (philautia) que naissent toutes les pasions ou maladies spirituelles.

Donnant une très longue liste de passions, il les répartit aiinsi en trois catégories :

1) les passions qui découlent de la recherche du plaisir ;

2) les passions qui découlent de la fuite de la douleur (ou de l’évitement du déplaisir) ;

3) les passions qui résultent de la conjugaison de ces deux tendances :

« En cherchant à obtenir le plaisir et à éviter la souffrance l’homme invente des formes multiples et innombrables de passions corruptrices. Par exemple si par le plaisir on cultive l’amour égoïste de soi, on suscite en soi la gourmandise, l’orgueil, la vanité, la présomption, l’avarice, l’avidité, la tyrannie, l’arrogance, l’ostentation, la cruauté, la fureur, le sentiment de superiorité, l’entêtement, le mépris des autres, l’injure, l’impiété, la licence dans les mœurs, la prodigalité, la débauche, la frivolité, la vantardise, la molesse, l’insulte, l’outrage, la prolixité, le bavardage, l’obscénité, et tout autre vice de ce genre. Mais si l’amour égoïste de soi est meurtri par la souffrance, cela fait naître la colère, l’envie, la haine, l’hostilité, la rancune, l’outrage, la médisance, la calomnie, la tristesse, le désespoir, la détresse, la fausse accusation de la Providence divine, l’insouciance, la négligence, le découragement, l’abattement, la pusillanimité, la lamentation, la mélancolie, l’amertume, la jalousie, et tous les autres vices dus à la privation de plaisir. Le mélange souffrance-plaisir, qui engendre la malveillance et la méchanceté, fait naître en nous l’hypocrisie, l’ironie, la ruse, la dissimulation, la flatterie, la complaisance, et tous les autres vices nés de ce mélange » (Questions à Thalassios, Prologue, PG 90, 256B-D)

Cet attrait pour le plaisir et cette répulsion pour la douleur conditionnent désormais la conscience morale de l’homme déchu : est bien pour lui ce qui lui procure du plaisir ; est mal ce qui lui occasionne de la douleur.

La tradition patristique grecque (à la différence de la tradition latine issue de saint Augustin) considère que les descendants d’Adam héritent des effets de son péché sur la nature ( la passibilité, la corruptibilité et la mortalité) mais non de son péché et de sa culpabilité, qui sont pesonnels. En principe donc les hommes héritent des passions non coupables qui affectent la nature – la faim, la soif, la fatigue, la crainte, le plaisir, la douleur – et non des passions coupables que nous venons d’évoquer longuement. Cependant, les passions non coupables et la mortalité constituent des zones de fragilité sur la base desquelles les démons exercent une pression sur l’homme et à partir desquelles celui-ci est fortement incité à développer des passions coupables et à commettre des péchés qui en sont l’expression. En effet, de même que saint Maxime le Confesseur a fortement souligné que l’homme est poussé à développer en lui les passions mauvaises en raison de son très fort attrait pour le plaisir et de sa très vive répulsion pour la douleur, Théodore de Mopsueste et saint Jean Chrysostome soulignent que la peur suscitée par la mort incite pareillement l’homme à développer en lui les passions parce que celles-ci lui donnent l’illusion de vivre intensément et de se maintenir en vie.

On peut alors dire que tout homme, s’il ne naît pas pécheur, naît du moins avec une forte tendance au péché à laquelle, en pratique, il donne tôt ou tard son assentiment. C’est pourquoi les Pères parlent souvent du pouvoir tyrannique exercé sur l’humanité déchue par la mort, le diable et le péché, et disent corrélativement que c’est avant tout de ce triple pouvoir que le Christ est venu libérer l’humanité.

Il faut souligner que le péché ancestral, confirmé et perpétué par les descendants d’Adam, n’a pas modifié la nature humaine en profondeur. Les Pères insistent sur le fait que l’homme reste constitué à l’image de Dieu. On peut dire que la nature est restée intacte dans son essence (ousia) ou dans le logos de son être, et qu’elle n’a été altérée que dans le mode de son existence (tropos tès uparxeôs).

Cela signifie que l’homme déchu garde les mêmes facultés ou puissances (dunameis) que l’homme originel, sorti des mains de Dieu, mais que celles-ci ne s’exercent plus de la même manière.

C’est pourquoi les Pères disent que les passions consistent dans le mauvais usage (parachrèsis), dans un usage pervers ou contre nature (para phusin) des différentes facultés de l’homme.

Ce mauvaise usage est déterminé par l’activité ou énergie (energeia) dont chaque personne a la maîtrise, mais en partie seulement, puisque cette énergie est orientée a priori dans un sens mauvais par l’état déchu de la nature, et notamment, nous l’avons vu, par la passibilité et les affections qui la marquent.

Cette situation est à l’inverse de celle que connaissait l’homme en son état originel et paradisiaque où, nous l’avons vu, son énergie était, bien qu’il en disposât librement, spontanément orientée vers le bien et vers Dieu, dans un sens conforme à la nature (kata phusin), ce qui définissait déjà, « germinativement », un mode d’existence vertueux.

Le salut apporté par le Christ apparaît comme une guérison de la nature (on sait que dans diverses langues, le mot « salut » a la même origine étymologique que le mot « guérison », et que parfois même c’est le même mot qui est utilisé pour désigner les deux.

Plusieurs Pères notent que cette guérison a pris la forme d’un redressement, faisant passer la nature de son mode d’existence contre nature (kata phusin) qui était celui de la nature originelle de l’homme. Le Christ a en même temps donné à ceux qui sont unis à Lui par le baptême, de n’être plus soumis au pouvoir tyrannique du péché, du diable, de la passibilité et de la mort. Il a corrélativement donné à chaque personne de pouvoir, en exerçant l’énergie ou la grâce divine, mener ce mode d’existence conforme à la nature, et accomplir la ressemblance à Dieu correspondant à la vocation spirituelle de l’homme et le diposant à recevoir l’énergie divine qui accomplit la nature au-delà d’elle-même en faisant de lui un dieu par grâce.

Cependant, ce que le Christ a accompli par Son économie salvatrice dans la nature humaine qu’Il a asssumée, la grâce de la guérison, du salut et de la déification qu’Il a appportée à toute l’humanité, doit être reçue par chacun dans les sacrements de l’Église et assimilée dans la vie d’ascèse, qui consiste d’abord dans un long effort pour se purifier des passions et vivre selon les vertus, ce qui s’accomplit par la pratique des commandements divins. C’est par cette voie, qui est d’autant plus difficile que les attachements de l’homme à lui-même et au monde sont puissants, que le fidèle peut passer de l’état maladif de la nature déchue à la santé de l’homme nouveau dont le Christ ous présente en Lui-même le modèle parfait.

Pour progresser sur cette voie de l’ascèse libératrice, l’homme n’est pas seul : il est guidé par de saints pères spirituels qui sont parvenuns au but et qui conaissent toutes les difficultés du chemin, et surtout il dispose de l’aide puissante de la grâce qui lui permet de dépasser les limites de ses propres forces et même de sortir des plus grandes difficultés, car ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu (cf. Mt 19, 26 ; Mc 10, 27).